dimanche 21 avril 2013

La terre vient du soleil, le soleil vient des étoiles, à en croire la langue tem. Démonstration

Parmi les noms communs qui ont un pluriel, il y en a qui, en plus de la forme de pluriel, ont une forme de dense. Le dense est un pluriel mais un pluriel non-comptable. L’objet désigné est si dense qu’il est impossible de le quantifier en unités individuelles. Le nom à pluriel dense présente donc trois formes : la forme de départ qui est la forme dite générique, la forme de pluriel (comptable) et la forme de dense. Les trois formes ont le même radical. Le tem étant une langue à genres, la forme générique associe un suffixe au radical. Ce suffixe indique le genre auquel appartient le nom. Au pluriel un suffixe de pluriel spécifique à ce genre vient se substituer au suffixe de genre. Le pluriel et le dense ont le même suffixe, mais l’association au radical peut donner des réalisations de surface différentes.

Schématisons avec Rad pour radical, x pour affixe de genre (et comme le tem compte quatre genres, on aura x1 pour le premier genre, x2, x3 et x4 pour les autres) et y pour le marqueur de pluriel (comme le y est spécifique à chaque genre, on aura y(x1) différent de y(x2), y(x3) et y (x4), eux-mêmes différents entre eux). Selon le genre des noms on aura :

Pour le genre 1

  • Forme 1 : Rad-x1
  • Forme 2 : Rad-y(x1)
  • Forme 3 : Rad-y(x1)

Pour le genre 2

  • Forme 1 : Rad-x2
  • Forme 2 : Rad-y(x2)
  • Forme 3 : Rad-y(x2)

Pour le genre 3

  • Forme 1 : Rad-x3
  • Forme 2 : Rad-y(x3)
  • Forme 3 : Rad-y(x3)

Pour le genre 4

  • Forme 1 : Rad-x4
  • Forme 2 : Rad-y(x4)
  • Forme 3 : Rad-y(x4)

Dans les exemples qui suivent, la forme 1/ est la forme générique, la forme 2/ est la forme de pluriel et la forme 3/ la forme de dense ; les parenthèses renferment la structure de base de la forme :

A/ Genre neutre

  • 1/ nʋnbɔɔwʋ (nʋ-bɔ-k) nez
  • 2/ nʋnbɔɔnɩ (nʋ-bɔ-t) nez, pl.
  • 3/ nʋnbɔɔnɩ (nʋ-bɔ-t) morve

B/ Genre neutre

  • 1/ sʋlʋʋ (sʋl-k) arbre de néré
  • 2/ sʋlɩnɩ (sʋl-t) arbres de néré
  • 3/ sʋlɩnɩ (sʋl-t) farine jaune sucrée du néré)

C/ Genre dérivé

  • 1/ mɩlɛ (mɩl-ɖɛ) tige de sorgho
  • 2/ mɩla (mɩl-a) tiges de sorgho
  • 3/ mɩla (mɩl-a) grains de sorgho

Dans les trois modèles de nom à pluriel et à dense à la fois ci-dessus on note que le nom dense (liquide, poudreux ou granuleux) désigne toujours un sous-produit de l’objet désigné par la forme générique. Avec le quatrième modèle qui suit :

D/ Genre menu

  • 1/ wɩlɔɔ (wɩl-ka) étoile
  • 2/ wɩlasɩ (wɩl-s) étoiles
  • 3/ wɩsɩ (wɩl-s) soleil

on tire la conclusion que le soleil est un sous-produit de l’étoile : il est généré soit à partir d’une étoile, soit comme un amas d’étoiles. Quel que soit le procédé par lequel le soleil est né de l’étoile, il est un fait qu’une relation est établie entre l’étoile et le soleil.

Il est vrai que le radical de l’exemple D/, wɩl, vient du verbe wɩlɩɩ (wɩl-ɩ) ‘montrer, guider, enseigner’. Pour l’homme du désert que devait être le lointain ancêtre des Tem, le soleil est le guide du jour tandis que l’étoile est le guide de la nuit. On pourrait penser que là se trouve la raison du lien établi par la langue entre l’étoile et le soleil.

A en juger par la différence de taille entre le soleil et l’étoile, la logique aurait voulu que l’ancêtre vît dans les étoiles des sous-produits du soleil. La tradition tem elle-même le pense puisqu’elle qu’elle fait croire aux enfants, lors des soirées récréatives, que les étoiles sont des enfants qui ne sortent pour jouer que quand ils ont eu assez à dîner. De plus, du mot wɩsɩ ‘soleil’, la langue a bien pu fabriquer un dérivé, wɩrɛ (wɩ-ɖɛ) ‘jour’ (pl. (wɩ-a)) ‘jours’. Il aurait donc été plus logique de dériver l’étoile du soleil plutôt que l’inverse. En conclusion le fait que le soleil et l’étoile soient des guides du ciel ne suffit pas pour nier toute autre source de lien de cause à effet entre les deux astres.

En tant que dérivé d’un radical verbal, le mot wɩsɩ est un qualificatif. Il qualifie le soleil par le rôle qu’il joue pour le nomade. Même s’il a gagné en popularité au point qu’aujourd’hui l’on n’utilise que lui pour désigner le soleil, il n’est pas le nom originel de l’astre. La langue ne dispose-t-elle pas d’un autre nom, le nom originel ?

Le cinquième modèle de nom à pluriel et à dense que voici peut nous servir de guide de découverte :

E/ Genre neutre

  • 1/ tɛɛwʋ (tɛ-k) pluie
  • 2/ tɛɛnɩ (tɛ-t) pluies
  • 3/ tɛɛdɩ (tɛ-t) terre

En apparence, et malgré l’évidence de la parenté morphologique, il n’existe pas de lien sémantique entre la pluie et la terre, du genre la terre, sous-produit de la pluie. Mais examinons les différents emplois du mot tɛɛwʋ:

  • a/ tɛɛwʋ waa nɩɩ il a plu
  • b/ tɛɛwʋ wee dili le tonnerre a grondé
  • c/ tɛɛwʋ wee ve il fait jour (mot à mot tɛɛwʋ s’est réveillé)

On peut, dans le cas de c/, remplacer tɛɛwʋ par son pronom (), ce qui donne :

  • d/ kii ve il fait jour

L’expression d/ appartient à un paradigme d’expressions qui indiquent les différentes étapes de la journée. Voici le paradigme :

  • d/ kii ve il fait jour
  • e/ kɩɩ ɖaanɩ il fait soir
  • f/ kuu yu il fait nuit
  • g/ kii liri il fait nuit profonde

Le pronom des expressions e/, f/ et g/ est le même que celui de l’expression d/. Il se rapporte donc au mot tɛɛwʋ. La forme générique tɛɛwʋ ne désigne donc pas que la pluie. Quand on observe le sens des verbes dont le nom tɛɛwʋ (dans le sens de pluie) est sujet, on se rend compte qu’il n’y a aucune logique apparente entre le sujet/agent qu’exige le verbe et le sujet réelle, tɛɛwʋ ‘pluie’.

En effet, dans l’expression a/ le verbe nɩɩ signifie entendre. Une pluie n’entend pas. Même si elle était personnifiée ou déifiée, en quoi le fait de tomber équivaudrait au fait d’entendre ? L’on a plutôt avantage, pour établir une logique entre l’agent et le verbe, à voir dans tɛɛwʋ la désignation d’un être capable d’entendre les suppliques des hommes en manque d’eau. Un conte tem ne dit-il pas qu’au cours d’une interminable sécheresse qui avait commencé à décimer les animaux, ceux-ci avaient envoyé dans les cieux une hirondelle pour y porter leurs doléances ? Cela suppose que dans les cieux réside un être pouvant « entendre » et prendre en charge les doléances des terriens.

D’un autre côté, dans l’expression b/, le verbe tilii ‘faire trembler’ s’utilise aussi pour exprimer un tremblement de terre : adɛ wee dili ‘la terre a tremblé’. Ce sont d’ailleurs les deux seuls cas où le verbe tilii est employé. Manifestement ce n’est pas la pluie qui ‘fait trembler’. Ici encore, la logique voudrait que l’agent soit un être doté de la capacité d’agir.

Qui est donc cet Etre supérieur susceptible d’« entendre » les suppliques des terriens et de leur donner l’eau qui leur manque ? Qui est cet Etre capable de faire trembler les cieux ? La supplique chantée par l’hirondelle envoyée en ambassade dans les cieux identifie l’Etre :

Ʋsɔɔ yɔɔ, nyan lam we ?
Tuuni wan gazɩm
Naanɩ wan gazɩm.

Soit en français:

Dieu mignon, à quoi joues-tu ?
Là-bas, les éléphants sont en train de mourir.
Là-bas, les buffles sont en train de mourir.

Chez les Tem, Ʋsɔɔ est la divinité créatrice du monde et de la terre. Il est unique dans sa grandeur et dans ses responsabilités envers les êtres vivants. Il est céleste. Dans le tout premier article du présent blog, j’ai montré que Ʋsɔɔ est le nom propre donné à Soleil en tant que dieu. On en déduit que tɛɛwʋ est le nom commun qui désigne l’astre.

L’expression c/ (tɛɛwʋ wee ve) montre que Ʋsɔɔ est à l’image des êtres vivants terriens ; quand il ferme les yeux pour dormir, c’est la nuit ; quand il ouvre les yeux au réveil, c’est le jour.

Le soleil a donc trois noms : Ʋsɔɔ son nom propre, wɩsɩ son nom de qualification et tɛɛwʋ son nom commun.

Le nom commun tɛɛwʋ est le terme générique duquel sont sortis tɛɛnɩ ‘pluies’ et tɛɛdɩ ‘terre’. Le dense tɛɛdɩ ‘la terre’ est donc le sous-produit de tɛɛwʋ ‘le soleil’.

Telle est le processus de génération du monde tel que vu par le tem : la terre est née du soleil et le soleil est né de l’étoile. Ce mélange du vrai scientifique et de la mythologie rappelle la science de l’Egypte antique.

Ce savoir n’est, évidemment, pas propre à la langue tem, une langue gur du Togo. Elle le partage avec les langues parentes, même si celles qui seraient muette sur la question. Il reste à découvrir le degré de parenté auquel remonte ce savoir, dans la généalogie du Niger-Congo.