mercredi 7 septembre 2011

Selon la langue tem, la terre serait un produit du ciel


Une discussion au sein du groupe Parlons Tem sur Facebook sur le calendrier tem (noms de mois et noms des sept jours de la semaine) m’a donné l’idée d’un article sur la division du temps dans cette langue. Le locuteur du tem sait nommer le jour, laps de temps compris entre le lever le coucher du soleil. Dans un calendrier, le jour ne dure pas 12h, mais 24h, donc une journée qui comprend, outre le jour, la nuit. J’ai donc cherché à savoir si un mot existait pour journée, différent de celui pour jour. Il existe bien une expression (nuvoowu na ɩdaawʋ)  signifiant ‘nuit et jour’, mais, comme en français, elle n’exprime pas une durée comprenant le jour et la nuit, mais une répétition.
En revanche, il existe une série d’expressions qui fixent des jalons sur le long de la journée. Ce sont « kɩ ɩ ɖaanɩ » ‘il fait soir’, « ku u yu » ‘il fait nuit’ et « ki i ve » ‘il fait jour’. Les trois expressions ont le même sujet syntaxique qui est le pronom /kɩ/ ([kɩ], [ku], [ki]). Ce pronom représente un nom du genre neutre k. Si l’on découvrait ce nom il serait possible de mettre au jour le nom de la journée.
Fort heureusement, il est possible de remplacer le pronom /kɩ/ de l’expression « ki i ve » par un nom sans en changer le sens. Ce nom est tɛɛwʋ. Ce mot existe dans des expressions telles que « tɛɛwʋ wa a dala » ‘la pluie est arrivée’, « tɛɛwʋ wa a nɩɩ » ‘il a plu’ où il se traduit par ‘pluie’. Si le mot tɛɛwʋ qui désigne la pluie est le même que celui qui découpe les moments de la journée, on n’a pas affaire ni à la pluie ni à la journée. A quoi a-t-on affaire ?

Que représente le mot tɛɛwʋ ?
Pour cerner le sens de ce mot, reprenons donc les expressions dans lesquelles il intervient à titre de sujet syntaxique. D’abord avec les verbes fem ‘se réveiller’, ɖaanɩ ‘faire soir’ et yuu ‘faire nuit’ (dans leurs formes de radical /fe/, /ɖaanɩ/ et /yu/) avec le substitut pronominal /kɩ/. Le marqueur d’accompli, /ɩ/, précède le verbe :

(1)
ki i ve
(2)
kɩ ɩ ɖaanɩ
(3)
ku u yu

Puis avec les verbes fem ‘se réveiller’, talɩɩ ‘arriver’, nɩɩ ‘pleuvoir’ et cɛm ‘rompre’, avec, cette fois un marqueur d’accompli recourant pour sa manifestation à un indice de pronom non accordé au nom (ʋ-ɩ > wa-ɩ > waa) :

(4)
tɛɛwʋ wee ve

(5)
tɛɛwʋ waa dala

(6)
tɛɛwʋ waa nɩɩ

(7)
tɛɛwʋ waa nɩɩ ma
j’ai été mouillé(e) par la pluie
(8)
tɛɛwʋ wɛɛ jɛ


Il faut ajouter à ces expressions celles où tɛɛwʋ intervient avec une fonction syntaxique autre que sujet et où il a toujours le sens de pluie. Avec yaa ‘appeler’, faa ‘donner’ et yɩɖɛ ‘nom’, on peut avoir les exemples suivants :


(9)
Jɔbɔ wan yaa tɛɛwʋ
Djobo sait faire venir la pluie
(10)
Jɔbɔ waa va tɛɛwʋ kɩna yɩɖɛ
Djobo a donné un nom à la présente pluie

Que tɛɛwʋ soit en isolation ou en fonction objet, qu’il prenne sa forme de pluriel tɛɛnɩ, il renvoie à la pluie. Malgré tout, cette intempérie n’est qu’un aspect de l’éventail sémantique du mot. En effet, le même tɛɛwʋ représente un être qui se réveille avec le lever du jour et marque de son empreinte d’autres moments de la journée que sont le soir et la nuit. Et ce n’est pas tout. Il est aussi le tonnerre qui gronde et les nuages qui noircissent :

(11)
tɛɛwʋ
wee
dili
le tonnerre a grondé
(12)
tɛɛwʋ
wee
biri
les nuages sont devenus noires

Qu’est-ce que peut bien être l’identité de cet objet qui fait tomber la pluie, noircir les nuages, gronder le tonnerre, qui se lève avec le soleil et se couche avec lui ? N’est-ce pas tout ce qui surplombe la terre et lui sert de calotte, c’est-à-dire le ciel ? Dans certaines contrées n’est-ce pas le ciel qui gronde et jette la foudre pour manifester sa colère, qui fait de la pluie une calamité ou un événement salvateur ?
Quand tɛɛwʋ agit sous son aspect pluie son nom peut prendre une forme de pluriel, tɛɛnɩ. La pluralisation du mot se construit sur le modèle de cɛɛwʋ/cɛɛnɩ ‘hache’, bɔɔwʋ/bɔɔnɩ ‘trou’, tɩɩwʋ/tɩɩnɩ ‘arbre’. Mais elle aurait pu se construire sur le modèle de faawʋ/faadɩ ‘feuille’ et on aurait eu alors *tɛɛwʋ/tɛɛdɩ. Entre les pluriel tɛɛnɩ et tɛɛdɩ, tɛɛwʋ a choisi le premier. La forme tɛɛdɩ n’est pourtant pas rejetée car elle existe et désigne la terre. Quel rapport cette mot a-t-elle avec la forme tɛɛnɩ ?

Rapport entre tɛɛnɩ et tɛɛdɩ
Au plan morphologique, il n’y a pas de doute, tɛɛnɩ et tɛɛdɩ sont des réalisations de la même structure de base /tɛ-tɩ/ : même radical, même suffixe. Parce qu’elles sont les réalisations de surface du même suffixe de base (/tɩ/) les suffixes [nɩ] et [dɩ] de tɛɛnɩ et tɛɛdɩ, respectivement, enclenchent chacun le même schème d’accord (/kɩ-na kɩ/) comme on peut le voir dans le couple (14)/(15) au sein du tableau comparatif (13)-(16) suivant :

(13)
tɛɛwʋ
kɩna
Que cette pluie cesse de tomber !
(14)
tɛɛnɩ
tɩna
Que ces pluies cessent de tomber !
(15)
tɛɛdɩ
tɩna
sala
Que cette terre tombe !
(16)
ɖaazɩ
sɩna
sala
Que ces bois tombent !

Tɛɛnɩ et tɛɛdɩ partagent le même radical (/tɛ/), pourtant le mot tɛɛdɩ n’a rien à voir ni avec le ciel ni avec un élément céleste puisqu’il désigne la terre qui est l’opposé du ciel. Certains dérivés de tɛɛdɩ confirment le caractère non-ciel de l’objet désigné. Ce sont adɛ, et tɛɛzɩ.
Le dérivé adɛ (/a-tɛ/) est un adverbe. Il sert à localiser par rapport au sol. On peut le traduire par ‘en bas, par terre’.

(17)
bu waa zala adɛ
Un enfant est tombé par terre
(18)
wɛ ɛ bɛɛ adɛ na ʋsɔɔdaa
Il a regardé en bas et en haut

Les dérivés et tɛɛzɩ ont une valeur locative comme l’adverbe adɛ, mais sont des postpositions nominales :

(19)
/tɩɩwʋ-tɛ/
> 
tɩɩwʋ-n-dɛ
au pied de l’arbre / sous l’arbre
(20)
/tɩɩwʋ-tɛɛzɩ/
> 
tɩɩwʋ-n-dɛɛzɩ
au-dessous de l’arbre

Au vu du champ sémantique de tɛɛdɩ, il semble qu’il soit impossible d’établir un rapport entre tɛɛwʋ et tɛɛdɩ. Pourtant le point de vue morphologique est formel sur la relation entre les deux noms. Revenons donc à la morphologique.
Il convient de rappeler que le tem, une langue à genres, réserve un genre pour les objets denses tels que les corps liquides, visqueux, poudreux ou granuleux. Mais certains objets denses trouvent leur place dans les genres réservés aux objets discrets, comptables. Ici, c’est le marqueur de pluriel qui est réutilisé pour le dense. Soit le cas du radical /tʋ/ ‘idée d’abeille’ qui a pour marqueur de genre /ʋ/. Au pluriel ce marqueur est remplacé auprès du radical par le marqueur /tɩ/. Celui-ci se réalise, dans ce contexte, [nɩ]. On a donc le nom simple /tʋ-ʋ/ réalisé tʋʋ ‘abeille’ et le même nom au pluriel /tʋ-tɩ/ réalisé tʋʋnɩ ‘abeilles’. Mais le miel qui est un objet dense parce que visqueux a le même nom que ‘abeilles’, tʋʋnɩ.

(21)
/tʋ/
+
/ʋ/
> 
genre
> 
tʋʋ
abeille
+
/tɩ/
< 
pluriel
> 
tʋʋnɩ
abeilles
dense
> 
tʋʋnɩ
miel

Mais quand il y a possibilité d’une variation libre de la forme du marqueur du pluriel, la langue peut attribuer une variante au pluriel et l’autre au dense. C’est le cas du marqueur /tɩ/. Auprès du radical /sʋl/ ‘idée de néré’ il peut exiger pour sa liaison au radical un liant vocalique V (/sʋl-tɩ/ > sʋl-V-tɩ > sʋl-ʋ-tɩ > sʋlʋnɩ), ou pas, ce qui entraîne l’amuïssement de /l/ de /sʋl/ (/sʋl-tɩ/ > sʋ(l)-tɩ > sʋtɩ) :

(22)
/sʋl/
+
/kʋ/
> 
genre
> 
sʋlʋʋ
arbre de néré
+
/tɩ/
< 
pluriel
> 
sʋlʋnɩ
arbres de néré
dense
> 
sʋtɩ
farine de néré

Dans (21) et (22) on note le lien sémantique qui existe entre l’objet désigné par le dense et celui désigné par le pluriel. Le miel est le produit des abeilles, la farine de néré est le produit des arbres de néré.
Les modèles (21) et (22) invite à poser reconnaître une relation de pluriel/dense entre tɛɛnɩ et tɛɛdɩ, parce que d’une part, contrairement à tɛɛnɩ,  tɛɛdɩ ne cohabite pas avec une forme non-pluriel dont il serait la forme pluriel, d’autre part, contrairement à tɛɛnɩ qui renvoie à un objet discret,  tɛɛdɩ renvoie, lui, à un objet dense. On peut donc représenter tɛɛwʋ/tɛɛnɩ/tɛɛdɩ sur le même modèle que (21) et (22), soit :

(23)
/tɛ/
+
/kʋ/
> 
genre
> 
tɛɛwʋ
ciel
+
/tɩ/
< 
pluriel
> 
tɛɛnɩ
cieux
dense
> 
tɛɛdɩ
terre

La morphologie est donc formelle et nous impose de reconnaître la relation sémantique qui existe entre tɛɛwʋ et tɛɛdɩ et de l’identifier.

En quoi tɛɛdɩ est-il le produit de tɛɛwʋ ?
A l’instar des modèles (21) et (22), le (23) indique formellement que tɛɛdɩ est un produit de tɛɛnɩ. Quelle en est la nature ?
Il faut tout de suite exclure la conception actuelle dominée par les religions d’origine sémite qui voit dans le ciel une divinité, laquelle serait créatrice de la terre. A l’époque où s’élaborait la la thèse selon laquelle la terre serait le fruit du ciel, ces religions n’existaient pas.
Selon le rapport morphologique, la matière dense qu’est tɛɛdɩ est produite par le ciel. Nos lointains ancêtres vivaient sur terre entourés d’objets qui sont censés descendre du ciel. C’est le cas des cours d’eau, des lacs, qu’alimente la pluie et qui s’assèchent quand celle-ci vient à manquer. Ils avaient l’expérience du vent, des tornades, de la foudre qui, tous viennent du ciel. Il est possible que dans ce contexte ils aient pensé que la terre est une poussière tombée du ciel. Plausible ou non, cette hypothèse tranche avec celle d’autres peuples africains qui attribuent à la terre un rôle maternel et au ciel un rôle de père, les plantes et les animaux étant le fruit de ces deux êtres divins de sexe contraires.
Ce n’est pas la première fois qu’on est surpris par une interprétation des phénomènes naturels de la par des ancêtres des Tem. Dans le premier article du présent blog, j’ai mis au jour cette croyance de nos ancêtres selon laquelle le soleil serait un amas d’étoiles, à partir, du même rapport pluriel/dense liant cette fois les étoiles au soleil :

(23)
/wɩl/
+
/ka/
> 
genre
> 
wɩlɔɔ
étoile
+
/sɩ/
< 
pluriel
> 
wɩlasɩ
étoiles
dense
> 
wɩsɩ
soleil

Il faut croire que nos ancêtres lointains observaient le ciel avec autant d’attention que l’habitant du désert et le faisaient sans préjugés religieux. Ils pouvaient ainsi tirer de leur observation des conclusions peu empreintes de mythologie et plus proches d’une science intuitive.

Conclusion
Encore une fois, la langue a confié deux de ses secrets. Le premier est le nom de ciel. Ce que nous croyions être le nom pour désigner la pluie est celui qui est cause de pluie, le ciel. Le second secret concerne l’origine de la terre qui ne serait qu’un dépôt de poussières tombées du ciel. Pour amener le chercheur à déceler ces secrets, la langue lui impose une démarche rigoureuse fondée sur l’analyse morphologique. Il n’y a donc pas de place à des hypothèses hasardeuses ou spéculatives. C’est la preuve qu’une bonne partie de la connaissance de nos ancêtres, leur pensée, leur culture, leur histoire se trouve dans nos langues. Celles-ci constituent donc un champ archéologie de premier ordre pour l’anthropologue, le philosophe et l’historien.