dimanche 7 août 2011

Bref aperçu des genres du Tem

Les personnes qui n’entendent parler de genres qu’au sujet des langues européennes seront surprises qu’on parle de genres s’agissant d’une langue africaine. En effet, dans le langage international, quand on parle de genre on fait allusion aux femmes, donc au genre féminin et, indirectement, du genre masculin. Pour celui est habitué à ne voir que l’aspect sexuel dans un genre il peut paraître étonnant que dans une langue où cet aspect n’est pas pris en compte on puisse parler de genre. C’est une vision étriquée du genre.
Un genre est un regroupement d’êtres liés par une propriété commune. La définition vaut pour le concept. En effet, le concept de mammifère, par exemple, coiffe tous les êtres vivants possédant la propriété « nourrir son petit au sein ». Celui de carnassier regroupe tous les animaux ayant la propriété « se nourrir de chaire crue ». Mais le concept est d’une objectivité stricte : quand on ne se nourrit pas de la chaire crue on ne peut pas être carnassier et quand on allaite son petit on ne peut pas échapper à la couverture de mammifère. Le genre, lui, ajoute à l’objectivité du concept une bonne dose de subjectivité. Bien que le féminin soit une propriété universelle, il peut être considéré comme important ici et ne pas l’être ailleurs. Bien que l’humain soit, lui aussi, une propriété universelle, il peut être considéré ailleurs et ne pas l’être ici. Le genre est lié à une aire culturelle, c’est pourquoi le choix de la propriété qui le fonde varie d’une aire culturelle à l’autre.
Une autre différence qui distingue le genre du concept se trouve dans la forme que chacun prend pour se manifester dans le discours. Le concept prend la forme d’un terme : mammifère, herbivore, carnivore, carnassier, végétal, minéral, etc. Le genre, quant à lui, se manifeste sous la forme d’une marque faite sur le nom qui désigne l’être classé dans le genre. C’est par cette marque répétée sur une série de noms qu’on reconnaît l’existence d’un genre, et c’est par le rapprochement des radicaux des noms ainsi marqués qu’on découvre la propriété commune représentée par la marque. Cette manifestation du genre par un procédé morphologique permet à celui-ci d’être moins strict que le concept. Le procédé permet à la langue d’introduire dans le genre un être qui, objectivement, n’en a pas la propriété. Il permet aussi d’exclure du genre un être qui en a pourtant la propriété. En latin, par exemple, le paysan (agricola) et le navire (nauta) sont classés dans le genre féminin bien que, objectivement, le premier soit masculin et le second neutre.
Une troisième différence oblige le processus de regroupement par le genre à épuiser le lexique des noms de la langue. Le nombre de propriétés nécessaire pour épuiser la liste varie d’une aire culturelle à l’autre. Ici l’on retiendra deux propriétés, ailleurs trois, quatre ou cinq. Quel que soit le nombre de genres qui en résultent, le lexique des noms ne sera jamais épuisé. Il y a donc nécessité de prévoir un genre neutre chargé de récupérer tous les êtres exclus par les propriétés retenues.
Une quatrième différence enfin : le genre, parce qu’il est lié à la perception culturelle des êtres, peut évoluer pour être en adéquation avec l’évolution de celle-ci. Cela peut conduire à l’augmentation ou à la diminution du nombre de genres ou au changement des propriétés fondatrices des genres ou même à la disparition de ceux-ci. Tous ces schémas se retrouvent dans les genres des langues de la famille Niger-Congo dont voici un des prototypes, le Tem.
La parenté génétique du Tem au sein du phylum Niger-Congo apparaît dans les tableaux ci-après :

Niger-Congo
Mandé
Atlantic-Congo
Atlantique
Volta- Congo
Bénoué-Congo
Volta-Congo
Nord
Adamawa-Oub.
Gur
Volta-Congo
Sud
Kru
Kwa
Ijoïd
Kordofan

Gur
Sénoufo


Koulango-Lobi


Gurunsi
Gurunsi-est
Tem, Kabiyè, Lamba, etc.
Gurunsi-centre
Kasem, Nuni, Lyélé, etc.
Gurunsi-ouest
Dégha, Siti
Oti-Volta



Le tem a cinq genres : le genre de l’humain, le genre du dérivé, le genre du menu, le genre du dense et le genre du neutre.

Le genre de l’humain
Le genre humain regroupe en son sein tous les noms désignant des humains : noms propres comme noms communs. Les noms communs d’humains sont ceux de la parenté (génétique ou par alliance), les noms de métiers, de titres, qu’il s’agisse des noms d’origine ou des noms d’emprunt. Le genre contient aussi des noms d’animaux et de quelques objets inanimés.
Il est manifesté au niveau du nom par le suffixe /-ʋ/ :

(bi-ʋ)
enfant
tɩwʋ́
(tɩw-ʋ)
medium
wolú
(wol-ʋ)
souris
teḿ
(tem-ʋ)
iroko

Au pluriel il est remplacé par le marqueur de pluriel spécifique aux humains, /ba/ :

bíya
(bi-ba)
enfants
tɩwáa
(tɩw-ba)
mediums
woláa
(wol-ba)
souris
temáa
(tem-ba)
irokos

A part le nom l’affixe de genre et celui du pluriel se manifestent au niveau des déterminants dépendants et des pronoms : illustration avec le nom .

kúmuú
ɩna
ɩ́
salaɁ
bi-ʋ
kúmuw-ʋ
ʋ-na
ʋ-inj
sal
enfant
petit
ce
qu’il
tomber
Ce petit enfant, il faut qu’il tombe

Avec le nom au pluriel bíya, la phrase devient :

bíya
kúmuwáa
bana
salaɁ
bi-ba
kúmuw-ba
ba-na
ba-inj
sal
enfants
petits
ces
qu’ils
tomber
Ces petits enfants, il faut qu’ils tombent

Le genre du dérivé
Le genre dérivé rassemble les noms d’objets dont l’existence est liée à l’existence préalable d’autres objets. Les objets en question sont, entre autres, l’œuf, les fruits, certaines parties du corps humain. Certains noms comme yɛ́lɛ ‘œuf’, yɩ́lɛ ‘mamelle’ sont, de toute évidence, de construction primaire. Mais d’autres comme tɛ́ɖɛ ‘palme de raphia’, kpɩzɩ́ɖɛ ‘noix de cajou’ dérivent du nom de l’objet dont ils sont issus, à savoir tarʋ́ʋ ‘palmier raphia’, kpɩzʋ́ʋ ‘acajou’. Enfin, d’autres noms comme líɖe ‘racine’ ou mʋ́ɖɛ ‘abcès’ sont le résultat d’une action dénotée par un verbe, en l’occurrence liríi ‘s’enfoncer’ et mʋrʋ́ʋ ‘enfler’, respectivement.
Le genre se manifeste au niveau du nom par le suffixe /ɖɛ/ :

yɛ́lɛ
(yal-ɖɛ)
œuf
tɛ́ɖɛ
(tar-ɖɛ)
palme
mʋ́ɖɛ
(mʋr-ɖɛ)
abcès

Au pluriel l’affixe de genre /ɖɛ/ est remplacé par le marqueur de pluriel spécifique aux dérivés, /a/ :

yalá
(yal-a)
œufs
tará
(tar-a)
palmes
mʋrá
(mʋr-a)
abcès

Voici, avec le nom yɛ́lɛ, l’affixe de genre et celui du pluriel dans les déterminants dépendants et les pronoms :

yɛ́lɛ
kúmuuɖé
ɖɩna
ɖɩ́
salaɁ
yal-ɖɛ
kúmuw-ɖɛ
ɖɩ-na
ɖɩ-inj
sal
œuf
petit
ce
qu’il
tomber
Ce petit œuf, il faut qu’il tombe

Avec la forme de pluriel du nom, yalá, la phrase devient :

yalá
kúmuyé
ana
á
salaɁ
yal-a
kúmuw-a
a-na
a-inj
sal
œufs
petits
ces
qu’ils
tomber
Ces petits œufs, il faut qu’ils tombent

Le genre du menu
Le genre du menu regroupe des objets qui, souvent, ne sont pas particulièrement petits. En effet, si un objet comme táka ‘reinette’ est menu, des objets tels que fɔ́ɔ ‘chien’, fɔɔ́ ‘champ’, tɔ́ɔ ‘cour’, yíka ‘calebasse’ ne méritent qu’on les qualifie de petits. Pourtant c’est avec le marqueur /ka/ de ce genre que s’effectue la dérivation de la petitesse. Ainsi, de kpelé ‘siège’ on dérive kpelɔɔ́ ‘petit siège’, de kpamʋʋ́ ‘pince’ on dérive kpamɔɔ́  ‘pincette’. De plus quand un nom entre en composition avec le radical adjectival /i/ qui signifie menu, il est obligé d’abandonner son affixe de genre au profit de /ka/. Ainsi avec kpelé on a le composé kpelíya ‘siège menu’.
Le genre se manifeste au niveau du nom par le suffixe /ka/ :

yíka
(yi ka)
calebasse
loŋa
(lon-ka)
tambour d’aisselle
kpelɔɔ́
(kpel-ka)
petit tabouret
kpelíya
(kpel-i-ka)
tabouret minuscule

Au pluriel l’affixe /ka/ est remplacé par le marqueur de pluriel spécifique aux menus, /sɩ/ :

yísi
(yi sɩ)
calebasses
lóózi
(lon-sɩ)
tambours d’aisselle
kpelásɩ
(kpela sɩ)
petits tabourets
kpelísi
(kpeli sɩ)
tabourets menus

Avec le nom yíka, voici les affixes de genre et de pluriel tels qu’ils apparaissent dans les déterminants dépendants et les pronoms :

yíka
kúmuuká
kana
salaɁ
yi ka
kúmuw ka
ka-na
ka-inj
sal
calebasse
petite
cette
qu’elle
tomber
Cette petite calebasse, il faut qu’elle tombe

Avec la forme de pluriel du nom, yísi, la phrase devient :

yísi
kúmuisi
sɩna
sɩ́
salaɁ
yi sɩ
kúmuw sɩ
sɩ-na
sɩ-inj
sal
calebasses
petites
ces
qu’elles
tomber
Ces petites calebasses, il faut qu’elles tombent

Le genre du dense
Le dense est la propriété d’un objet quantifiable mais non comptable comme l’eau et tout ce qui est liquide ou visqueux comme le miel, des objets farineux ou granuleux. On peut quantifier ces objets à l’aide d’instruments de mesure (balance, bouteille, calebasse, etc.) mais il est impossible ou difficile de les compter.
Certains objets denses utilisent le marqueur de pluriel des genres de noms comptables pour exprimer leur propriété dense comme on peut le voir dans le tableau ci-dessous :

Forme simple

Forme pluriel

Forme dense
|


|


|

tʋʋ
(tʋ-ʋ)

tʋ́ʋ́nɩ
(tʋ-tɩ)

tʋ́ʋ́nɩ
(tʋ-tɩ)
abeille

abeilles

miel

sʋlʋ́ʋ
(sʋl-kʋ)

sʋlɩ́nɩ
(sʋl-tɩ)

sʋ́tɩ
(sʋl-tɩ)
arbre de néré

arbres de néré

poudre de néré

mɩ́lɛ
(mɩl-ɖɛ)

mɩlá
(mɩl-a)

mɩlá
(mɩl-a)
tige de sorgho

tiges de sorgho

du sorgho

Mais la plupart des noms d’objets dense se donne pour affixe /bʋ/, qui se réalise [m] en position de suffixe de nom :

lɩ́m
(lɩ-bʋ)
eau
núm
(nu-bʋ)
huile, corps gras
ɖɔ́m
(ɖɔ-bʋ)
sel
tɩ́m
(tɩ-bʋ)
poudre à canon

Avec le nom ɖɔ́m, voici la forme de l’affixe dans les déterminants dépendants et les pronoms :

ɖɔ́m
kúmuuibi
bɩna
bɩ́
salaɁ
ɖɔ-bʋ
kúmuw bʋ
bɩ-na
bɩ-inj
sal
sel
petit
ce
qu’il
tomber
Cette petite quantité de sel, il faut qu’elle tombe

La forme infinitive du verbe se présente avec un affixe qui, sans être un affixe de genre, lui ressemble beaucoup au plan de la forme. Les affixes d’infinitif sont aussi variés que ceux des genres et de leurs pluriel :

lím
(li-bʋ)
avaler
lií
(li-ɩ)
tremper
ɖɔkɩ́
(ɖɔ-kɩ)
tenir
tasɩ́
(ta sɩ)
ajouter

Quel que soit l’affixe qu’il porte l’infinitif, considéré comme un nom, se range dans le genre du dense. Ainsi avec l’infinitif ɖɔkɩ́ on a les accords suivants :

ɖɔkɩ́
bɩna
bɩ́
sɩɩ
tɩ́ŋa
ɖɔ kɩ
bɩ-na
bɩ-inj
sɩɩ
tɩn-ka
sel
ce
qu’il
déposer
fin
Cette façon de tenir, il faut qu’elle cesse

Le genre du neutre
Le genre se constitue par sélection des objets à partir d’une propriété qu’ils ont en partage. Le choix des propriétés n’épuise pas tout le lexique. Pour ne pas exagérer le nombre des genres, il y a un moment où l’on s’arrête de créer de nouveaux genres à partir de nouvelles propriété. Le reste des objets qui n’ont pas trouvé place dans les genres constitués est rangé dans un genre qu’on pourrait qualifier du genre des restes, un genre sans propriété propre, donc un genre neutre.
Le genre neutre contient tout ce que les propriétés des genres à propriétés propres ont rejeté, à savoir le non-humain, le non-dérivé, le non-menu, le non-dense. De ce fait on peut y voir des objets non-humains en grand nombre sans pour autant être qualifié de genre non-humain, des objets gigantesques (arbres, montagnes, etc.) sans pour autant qu’il soit taxé de genre « augmentatif », etc. Le genre reste neutre même si de temps en temps la langue l’utilise ces différentes propriétés qu’il renferme pour une dérivation ‘déshumanisante’ ou ‘augmentative’ d’un objet.
Le genre se manifeste au niveau du nom par le suffixe /kʋ/ :

lokú
(lo kʋ)
roseau
lowú
(lo-kʋ)
gorge
bɔɔwʋ́
(bɔ-kʋ)
trou
ɖaŋ́
(ɖam-kʋ)
case, chambre
tɩɩwʋ́
(tɩ-kʋ)
arbre
bʋ́ʋ
(bʋ-kʋ)
montagne

Au pluriel l’affixe /kʋ/ est remplacé par le marqueur de pluriel spécifique aux menus, /tɩ/ :

lokíni
(lok-tɩ)
roseaux
lóóni
(lo-tɩ)
gorges
bɔ́ɔ́nɩ
(bɔ-tɩ)
trous
ɖamɩ́nɩ
(ɖam-tɩ)
chambres
tɩ́ɩ́nɩ
(tɩ-tɩ)
arbres
bʋ́ʋ
(bʋ-tɩ)
montagnes

Avec le nom tɩɩwʋ́, voici les affixes de genre et de pluriel tels qu’ils apparaissent dans les déterminants dépendants et les pronoms :

tɩɩwʋ́
kúmuukú
kɩna
kɩ́
salaɁ
tɩ-kʋ
kúmuw kʋ
kɩ-na
kɩ-inj
sal
arbre
petit
ce
qu’il
tomber
Ce petit arbre, il faut qu’il tombe

Avec la forme de pluriel du nom, tɩ́ɩ́nɩ, la phrase devient :

tɩ́ɩ́nɩ
kúmuiti
tɩna
tɩ́
salaɁ
tɩ-tɩ
kúmuw tɩ
tɩ-na
tɩ-inj
sal
arbres
petits
ces
qu’ils
tomber
Ces petits arbres, il faut qu’ils tombent

A côté du prototype tem, assez proche de celui du sénoufo ou du swahili, il y en a d’autres à systèmes plus réduits, souvent de deux genres : l’animé et le non-animé.
Le système de genre tel que celui du tem a un inconvénient et un avantage. L’inconvénient, on le voit bien, est la difficulté de maîtrise du système d’accord. C’est l’aspect de la langue que l’enfant maîtrise le plus tardivement. L’avantage est une expression précise moins exposée à l’ambigüité.