jeudi 17 mars 2011

Les enseignements d'une métaphore tem


Ugɔm suule wɛ ɛ dɛ. C’est ce qu’on dit, en pays tem, à un étranger dont le séjour prend fin. L’expression se traduit, mot à mot, par ‘le frotte-dents de l’hôte est fini’.  La métaphore est de circonstance puisque mon séjour d’un mois à Kara où j’effectuais une mission d’enseignement à l’Université de la ville vient de prendre fin.
Le mot le plus important de l’expression imagée est, à coup sûr, suule ‘frotte-dents’. Le frotte-dents est ce bout de bois qui sert d’instrument pour l’entretien de l’hygiène bucco-dentaire dans certaines régions d’Afrique noire. En pays tem, c’est un bâtonnet gros comme le doigt et long de dix centimètres environ. Il est connu sous le nom de suule (pl. suula).
Si l’anglais a trois genres comme le latin et le français deux genres, le tem en a, quant à lui, cinq comme la plupart des langues Niger-Congo. Le nom suule appartient à l’un de ces genres, le genre des dérivés. Il prouve son appartenance à ce genre au plan morphologique et au plan morphosémantique.
Au plan morphologique, suule prouve son appartenance au genre des dérivés par sa structure interne (suw-l-ɖɛ/a) où apparaît le suffixe ɖɛ propre au genre  et par la forme de l’accord en genre et en nombre ainsi que la forme des pronoms que le nom suule/suula entraîne dans la chaîne parlée : la comparaison de l’énoncé suivant suule ɖɩna ɖɩ wɩlɩ na tɔwɔ ɖɛ ‘frotte-dents/ce/il faut qu’il/soit sec/avant de/on/mâcher/lui’ avec sa forme de pluriel suula ana a wɩlɩ na tɔwɔ révèle un accord en ɖɩ (ɖɩ-na), un pronom sujet en ɖɩ (ɖɩ wɩlɩ) et un pronom objet en ɖɛ.
Au plan morphosémantique le substantif suule est dérivé d’un autre substantif, en l’occurrence suwɔɔ (suw-ka, pl. suwasɩ) ‘arbuste de savane, sp.’. Suule est fabriqué à partir de la racine de suwɔɔ. La dérivation morphologique soutient l’idée qu’une racine dérive de l’arbre quelle alimente. Le couple dérivationnel du type suwɔɔ/suule avec le second membre dans le genre des dérivés n’est pas rare dans la langue. On peut citer les couples weluu/wele ‘arbre weluu/fruit de weluu’, tarʋʋ/tɛɖɛ ‘palmier raphia/palme de raphia’, pour les végétaux et wɩsɩ/wɩrɛ ‘soleil/jour’, tɔnʋʋ/tɔnɖɛ ‘corps/peau’, pour les non-végétaux.
Il existe une grande variété d’essences végétales dont on peut tirer des frotte-dents. Il y a les essences réservées aux hommes, celles réservées aux femmes et les essences mixtes. L’essence la plus répandue aujourd’hui est mixte ; il s’agit de senkeɖi, un arbre de forêt mais qui pousse aussi en savane en bordure des rivières. Toutes les parties de l’arbre sont utiles : les petites branches comme les grosses ainsi que le tronc. On peut voir sur les marchés africains de jeunes filles portant un plateau de bâtonnets blancs taillés et attachés par petits paquets. Il s’agit du senkeɖi. La popularité de cette essence vient de sa bonne qualité et parce qu’elle est mixte. Populaire, certes, mais pas le premier frotte-dents apparu en pays tem. Le caractère de nom d’emprunt de senkeɖi témoigne du fait que cette essence a été indiquée par une autre communauté. Le tout premier instrument de l’hygiène bucco-dentaire connu des Tem est la racine de l’arbuste suwɔɔ, c’est-à-dire notre suule. C’est pourquoi le nom de ce frotte-dents est devenu le nom générique de tout frotte-dents. Il se trouve que le suule originel est strictement réservé aux femmes. Le cadeau venant du fiancé ou de l’amoureux auquel une fiancée ou une bien-aimée était le plus sensible était, dans le vieux temps, un morceau de suule de cinquante centimètres environ et artistiquement sculpté. Si donc le suule a été le premier frotte-dents connu et qu’il est réservé à la femme, cela veut dire que l’hygiène buccodentaire n’était une préoccupation que pour la femme. A une époque où les Tem ne connaissaient pas la cola, comment les hommes faisaient-ils pour avoir une haleine supportable ?
En tant que frotte-dents pour femmes, le suule ne peut pas être un référent pour homme. Donc la fin de séjour dont il est question dans ʋgɔm suule wɛ ɛ dɛ ne peut concerner que la femme. Le séjour de la femme hors de son foyer était-il donc réglementé. Apparemment ce devait être le cas. La meilleure marque d’hospitalité à l’endroit d’une femme aurait-elle été de lui offrir un suule ? Apparemment oui aussi car si l’hôte venait avec ses frotte-dents dans ses bagages, personne ne se serait aperçu qu’elle avait épuisé son stock. Ainsi ʋgɔm suule wɛ ɛ dɛ nous révèle-t-elle un pan de l’histoire des coutumes tem. Une épouse qui quitte son foyer pour rendre visite ou prendre du repos chez ses parents ne doit pas dépasser la durée d’un suule. Pour connaître cette durée, il faut connaître la taille du frotte-dents offert et le rythme quotidien de l’usage du bâtonnet. Si le bâtonnet a la taille ordinaire (dix centimètres environ) et si l’hôte en use deux fois par jour, il faut croire que la durée devait être une semaine.
La semaine traditionnelle compte six jours parce que réglée par le rythme des marchés qui sont, dans l’ordre de succession, sɛgbɛdɛyɩ, soom, kpaarɩ, kejika, kudongoli et kalamaazɩ. Dans un contexte de rapports pacifiques entre époux, la visite à ses parents par l’épouse s’effectue normalement le jour de marché. Ce jour-là le mari accompagne son épouse et la remet entre les mains de ses beaux-parents qui rentrent le soir chez eux en compagnie de leur fille. Le jour du marché suivant la fille revient au marché en compagnie de ses parents et, le soir, rentre au foyer en compagnie de son mari qui vient exprès pour la récupérer.
Parce qu’une métaphore se construit à partir de la pensée du moment et des circonstances qui la font naître, il est susceptible de nous conduire à son temps s’il est bien analysé. Ugɔm suule wɛ ɛ dɛ nous conduit à un passé tem où seule la femme prenait soin de ses dents, où la meilleure façon d’accueillir une femme était de lui offrir un frotte-dents et où le séjour de l’épouse hors du foyer était réglementée.
Généralement, l’usage de la métaphore vise des objectifs tels que rendre plus concrètes des pensées trop abstraites, camoufler des paroles trop crues, trop cruelles ou trop indécentes, etc. Quel objectif vise la métaphore ʋgɔm suule wɛ ɛ dɛ dans le cadre de accueil d’un étranger ? Ainsi s’ouvre la porte d’un autre débat.