jeudi 11 novembre 2010

Ouro, d'où viens-tu ?

Quand on s’intéresse à une langue, que ce soit d’un point de vue professionnel (linguiste, grammairien, etc.) ou par jeu (griot, poète, tout esprit curieux), il est des mots qui, comme un aimant, attirent l’attention par leur forme peu ordinaire et/ou sujette à interprétation. En Tem, nombreux sont les mots de ce type. On a déjà examiné ici même et ailleurs (http://kotokoli.blog.free.fr) le cas des mots Tchaoudjo et Kotokoli. Mais il y en a d’autres qui, bien que de forme non canonique, passent pour des mots ordinaires et n’attirent l’attention que du seul initié. C’est le cas du mot Ouro qui est d’un emploi tellement fréquent qu’il passe pour le mot le plus ordinaire de la langue. Il est fréquent dans les patronymes tem (Ouro-Sama, Ouro-Koura, Ouro-Bodi, Ouro-Djobo, etc.) ; il est fréquent dans les jurons (na Ʋsɔɔ Ouro kʋbɔnɩ ‘par Dieu Tout-Puissant !’) ; il sert à désigner l’Autorité suprême du village ou du royaume. De plus, à la différence des mots tels que Tchaoudjo ou Kotokoli, le mot Ouro est objet de dérivation, démontrant qu’il a acquis les propriétés du mot ordinaire : de lui dérivent, en effet, les mots kewurɔɔ ‘règne, royauté’, aworonbu ‘prince éligible’, aworonbiidi ‘qualité de prince éligible’, awuraanaa ‘assemblée des princes (par opposition à celle des religieux, alfaawa)’, malʋwuro ‘autorité politique des Malʋwa’. Mais, comment traduire ce mot dans la présente langue de travail, le français ? Comment expliquer ce double statut de mot d’emprunt et de mot d’origine qu’a Ouro ?



Un problème de traduction

La population d’un village tem est organisée de manière hiérarchique, une hiérarchie à laquelle s’est adapté l’habitat. L’unité familiale est faite de plusieurs familles issues d’une même fratrie. Des frères et leurs familles respectives se regroupent au sein d’une concession. Celle-ci est faite de plusieurs cases rondes (mur en banco et toit de paille) disposées en cercle autour d’une cour intérieure appelée tɔɔ (pl. taazɩ). L’une des cases est plus grande que les autres : c’est la case d’entrée et sortie de la concession. Elle constitue le salon de la concession : lieu de réception, de réunion ; elle loge aussi le ou les chevaux de la concession. Cette pièce est appelée ɖugore (pl. ago). Elle donne son nom à l’ensemble de la concession.

Les ago sont, à leur tour, disposés en cercle autour d’une cour commune protégée en son centre par un arbre ombrageux qui sert de lieu de concertation des adultes et d’aire de jeu pour les enfants des dits ago. La cour commune est appelée wanɔɔ (pl. wanasɩ). Le wanɔɔ donne son nom à l’ensemble des ago qu’il regroupe. Chaque wanɔɔ est dirigé par un responsable, généralement l’aîné des responsables de concession. Selon sa taille, un village peut compter jusqu’à une vingtaine de wanasɩ. Le village est sous la direction de l’un des wanasɩ à travers l’un des responsables de ɖugoré. Celui-ci est désigné par le terme de Ouro. Son rôle est d’assurer la sécurité du village, de rendre justice, d’intervenir auprès des mânes des ancêtres pour garantir le bien-être à la population villageoise. On est Ouro à vie.

Comment le Ouro tel que décrit peut-il se traduire en français ? Tout bilingue connaît la difficulté de traduire un mot par un autre même quand l’objet désigné est le même. Soit le cas de l’animal qu’on appelle ɖeere en pays tem. Son équivalent en France est le cheval. On pourrait donc être tenté de dire que ɖeere se traduit par cheval en français. Ce faisant on ne procède que par approximation car le contenu sémantique de ɖeere et celui de cheval ne se correspondent pas totalement. Quand on parle de ɖeere, en pays tem on pense à la classe des nobles qui a le droit de posséder un cheval ou au guerrier ; tandis qu’en France cheval évoque les écuries, les concours hippiques, le tiercé. Voilà une première difficulté.

Une deuxième difficulté de traduction intervient lorsque les réalités ne sont que semblables et qu’elles comportent des différences notables : dans le domaine de l’Autorité, par exemple, on peut être Ouro pour un village ou pour un ensemble de villages tandis que dans l’Europe féodale on est seigneur sur un morceau de territoire et roi pour l’ensemble du territoire. Traduira-t-on Ouro par roi et/ou par seigneur ?

Dans le cas spécifique de Ouro, deux difficultés supplémentaires surviennent avec le contexte sociopolitique. Le besoin de traduire dans une langue européenne les termes désignant les autorités africaines est apparu pour la première fois avec l’occupation de l’Afrique par l’Europe. Ce besoin a connu deux phases, la phase diplomatique et la phase politique.

La phase diplomatique n’a existé que pour les territoires qu’on occupait par négociation. Le représentant du pays colonisateur négociait un « traité de protectorat » avec l’Autorité africaine en place. Pour rendre « crédible » son traité, l’« explorateur » avait alors intérêt à attribuer à son interlocuteur les titres les plus honorifiques. C’est ainsi que pour Gustav Nachtigal, agissant pour le compte du roi de Prusse, Efyɔ Mlapa III de Togoville a équivalu à Roi Mlapa III dans le pacte concédant le Togo à l’Allemagne.

Mais dès que l’Administration coloniale eut pris le pouvoir en tant qu’autorité unique de la colonie, le traitement des différents « rois » présents ici et là sur le territoire prit une autre allure. L’ancienne autorité locale ne fut plus une autorité avec laquelle on devait traiter d’égal à égal ; ce fut désormais une autorité soumise, donc vidée de son ancien contenu. La traduction des termes Efyɔ, Ouro et autres du même type prit un caractère politique empreint d’humiliation. Désormais on parlera de chef de village, de chef traditionnel, de chef de canton, bref de chef et non plus de roi.

Il est important de bien appréhender le sens premier de chef pour comprendre celui que ce mot a dans l’usage qu’en fait l’Administration coloniale. Chef vient du latin caput ‘tête’. C’est pourquoi on parle de couvre-chef pour désigner toute forme de coiffe qui couvre la tête. Le terme chef suppose deux réalités : un groupe de personnes au sein duquel la personne qui sert de porte-parole ou qui commande les autres est appelé chef et une autorité supérieure à laquelle obéit le chef. On est chef à la fois pour son groupe et pour son supérieur.  C’est pourquoi ce terme est abondamment pratiqué dans l’armée. Le chef est chef de file de son groupe mais aussi un chef soumis à une autorité supérieure. Quand l’Administration traduit Ouro par chef, elle veut dire que l’autorité de celui-ci sur ses sujets est celle que lui concède l’Administration à laquelle lui-même est soumis. D’une certaine manière l’Administration n’a pas tord de traduire Ouro par chef car le contenu qui faisait de Ouro un roi est désormais vidé. Autant le Ouro-roi était un Ouro autonome et perçu comme autorité suprême par ses sujets, autant le Ouro-chef est le Ouro dépendant et sans autre autorité que celle que lui concède l’Administration.

La réponse à la question de savoir quelle traduction (Ouro-roi ou Ouro-chef) il convient d’adopter relève du domaine de recherche. Si le chercheur décrit la réalité sociologique née après la colonisation, il est obligé de traduire Ouro par chef ; mais s’il est intéressé par les réalités sociologiques d’avant la colonisation, c’est le cas de la recherche étymologique qui fait l’objet du présent article, il devra traduire Ouro par roi. C’est notamment sous cet angle qu’il pourra mieux expliquer la présence de Ouro dans les patronymes.



Ouro dans les patronymes

La société tem, celle d’aujourd’hui comme celle d’hier, est une société où le culte de l’honneur est très présent. Quand un homme adulte se prénomme Boukari, il est rare que l’on l’appelle Boukari tout court ; on lui fait l’honneur de l’appeler Malam Boukari s’il sait lire et réciter le Coran, Alfa Boukari si, en plus de savoir lire et réciter le Coran, il l’enseigne. On l’appellera El Hadj Boukari s’il a effectué un pèlerinage aux lieux saints de l’Islam. Même quand il ne sait ni lire ni réciter le livre saint, l’on le désignera quand même par Malam Boukari. Ce culte de l’honneur n’est pas limité au seul cadre religieux. Celui-ci n’est que l’héritier du culte de l’honneur qui prévalait à l’époque préislamique. Quand on s’appelait Agoro et qu’on devenait roi, on était appelé automatiquement Ouro Agoro. Mais on pouvait être Agoro et, sans être roi, se voir appeler Ouro Agoro, à titre purement honorifique.

Il faut rappeler que des noms comme Agoro, Sama, Bodi ou Nilé ne sont pas donnés à la naissance. Ce sont des noms que l’homme adulte se donne lorsqu’il a atteint l’âge de la sagesse. En soi, Agoro, Sama, etc. sont des noms honorifiques en tant que noms de Sages. Celui qui est Agoro et qui faisait la preuve d’être un bon père de famille, on associait son nom au titre honorifique de Tcha ‘père’ et il devenait Tcha Agoro. Si, en plus d’être bon père de famille il gérait harmonieusement une famille nombreuse, on associait son nom au titre honorifique de Ouro parce qu’on supposait que s’il sait gérer une famille nombreuse, il doit être capable de devenir roi ; il devenait alors Ouro Agoro. On peut donc être Ouro Agoro en vrai ou Ouro Agoro honoris causa.



Malentendu sur le sens de Ouro Esso

Les villages tem, notamment ceux de la Préfecture de Tchaoudjo sont constitués en royaume, le royaume de Tchaoudjo. Chaque village du royaume a, à sa tête, un Ouro. Le royaume lui-même a, à sa tête, un Ouro appelé Ouro Esso. Esso désignant dieu, certains ont vu dans ce mot une association de l’autorité de Ouro à celle de Dieu et ont traduit Ouro Esso par « chef divin » ou « chef-dieu ». Dans leur « Histoire traditionnelle des Kotokoli et des Bi-Tchambi du Nord-Togo » (Bulletin de l’IFAN, T. XXII, sér. B, nos 1-2, 1960, pp. 211-233), J-C Froelich et P. Alexandre, en pages 222 et 223 notamment, ont été les premiers à traduire Ouro Esso par « chef divin ». Dans une étude qu’il signe seul (« Organisation politique des Kotokoli du Nord-Togo » dans Cahiers d’études africaines, 1963, vol 4, n° 14, pp. 228-274), Pierre Alexandre, page 248, réitère l’interprétation qu’il a préalablement partagée avec J-C Froelich : l’expression Ouro Esso équivaut sous sa plume à « Chef-Dieu ». Cette interprétation a servi de point de départ à deux formes de spéculation. La première forme croit découvrir à travers « chef-dieu » une certaine « pensée politique kotokoli ». Elle est formulée par Jean Claude Barbier et Bernard Klein dans leur ouvrage intitulé Sokodé, ville multicentrée du Nord-Togo, une publication numérique (http://books.google.fr). A la page 22 de l’ouvrage, les auteurs écrivent, parlant du pays tem :

« La chefferie politique englobe plusieurs quartiers et se présente comme un village, naguère fortement aggloméré. Elle peut ainsi englober des quartiers distincts les uns des autres (cas d’Adjéidê et de Dawdê), voire plusieurs villages. Dans ce dernier cas, on peut parler de chefferie suprême pour indiquer que le chef politique coiffe d’autres chefs de village. La pensée politique kotokoli l’entend bien ainsi puisque, dans certains cas, le chef n’est pas appelé « uro » (ou « wuro » selon les prononciations), mais ladjo à Bafilo, yérima à Dawdê, uro-îsôô (ni plus ni moins que « chef-Dieu » !) au Tchawûûdjo ».

La seconde forme de spéculation veut tirer profit de la traduction « chef-dieu » pour grandir l’image de marque du royaume tem. Pour elle, le roi des rois tem tutoierait le dieu du ciel (!) au même titre que les rois de droit divin de France ou les Pharaons d’Egypte. Cette spéculation transparaît dans un article intitulé « Chefferie traditionnelle, un pan de la culture tém » et publié sur le site de Togo Culture Plus
(http://www.togocultureplus.com/leiten14.html) à la rubrique Histoire tem. L’auteur, Affoh Akpo, fait sienne la traduction « chef-Dieu » pour Ouro Esso. Il dit  refléter le point de vue de ce qu’il appelle le « Trône de Komah ». Mais l’orthographe utilisée pour transcrire les mots « uro-îsôô » et de « Tchawûûdjo » trahit une lecture fraiche de l’œuvre de J. C. Barbier et B. Klein.

Aucune des deux formes de spéculation ne résiste face au vrai sens de Ouro Esso. Le roi des rois n’est pas divin pour un sou. Pour le prouver il suffit de faire prévaloir deux arguments, l’un anthropologique, l’autre linguistique.

La référence à dieu de la traduction « chef-dieu » nous oblige à faire un détour sur les croyances des Tem à l’époque préislamique. Les Tem croient en trois types d’êtres surnaturels : dieu (ʋsɔɔ), les génies (alewɔɔ) et les  ancêtres (adɛdɩnaa). Ʋsɔɔ est unique et céleste ; il est le créateur de la terre et des êtres qui y vivent ; mais pareil à une mère qui donne la vie à des petits et les abandonne à leur sort, Ʋsɔɔ ne s’occupe pas du sort de ses créatures. Quatre preuves attestent ce point de vue : 1) On pourrait considérer que le pouvoir de faire venir ou de chasser la pluie appartient à Ʋsɔɔ ; pour les Tem ce n’est pas le cas ; pour appeler la pluie ou la faire cesser, ils ont recours à des hommes détenteurs du pouvoir de la pluie hérité de leurs ancêtres ; 2) Parmi les nombreux cultes et sacrifices que les Tem vouent aux forces surnaturelles, aucun n’est dédié à Ʋsɔɔ ; 3) Le Ouro Esso lui-même ne fait l’objet d’aucune adoration ; bien au contraire c’est lui qui sert en tant prêtre en chef lors des cultes rendus aux forces surnaturelles ; 4) Aucune des formules de salutation et de vœux de l’époque préislamique ne fait référence à Ʋsɔɔ.

Dans sa perspicacité d’anthropologue, P. Alexandre, 1963 a bien noté le fait qu’il n’existait pas une cérémonie d’adoration destinée ni à Esso, ni à Ouro Esso ; il a fort bien remarqué que lors des cérémonies d’une certaine envergure c’est le Ouro Esso qui servait les divinités. Il trouvait donc bizarre que le titre de Ouro soit associé à Esso en tant que divin. Le seul argument qui lui manquait pour renoncer à sa traduction « chef-dieu » était linguistique.

Ʋsɔɔ (Esso) désigne dieu, cela est vrai, mais le même terme désigne le ciel, le domaine de dieu. Ʋsɔɔ, ‘ciel’ et tɛɛdɩ ‘terre’sont deux espaces qui se trouvent opposés l’un à l’autre sur l’axe vertical ; à ce titre ils vont servir de point de repère dans le système tem de l’orientation. Ʋsɔɔ-daa ‘ciel-dans’ va servir à repérer le haut tandis que adɛ ‘par terre’, construit à partir de la racine tɛ de tɛɛdɩ, sert à repérer le bas. En clair, derrière le mot ʋsɔɔ, on peut avoir affaire à dieu ou au système de repérage. Et comme dieu est pratiquement absent de la vie courante, il y a plus de chance que ce soit pour repérer le haut. Soit le patronyme Esso (Ʋsɔɔ). Renvoie-t-il au divin ou au repère spatial ? Esso (Ʋsɔɔ) n’est que l’abréviation de Ʋsɔɔgbaarɩ (originellement Ʋsɔɔgbaarʋ) composé comme suit : ʋsɔɔ-kpaa-r-ʋ où ʋsɔɔ peut renvoyer à dieu ou à l’espace-ciel, où kpaa renvoie au verbe monter/grimper, où r est un dérivatif d’agent et ʋ le suffixe du genre des humains. La construction se laisse traduire par ‘celui qui monte vers le ciel’. Ʋsɔɔ (pour le garçon) et Ʋsɔɔgbaarɩ (pour la fille) désignent le bébé qui sort par le bassin lors de son accouchement. Dans cette position peu fréquente de sortie, le bébé a la tête tournée vers le haut ; voilà pourquoi il est surnommé « celui qui monte vers le ciel ».

L’abréviation de Ʋsɔɔgbaarɩ en Ʋsɔɔ prouve que le mot Ʋsɔɔ peut exister seul avec le sens de repère spatial. Il est donc probable que le Esso de Ouro Esso résulte du même procédé d’abréviation d’une formule plus complète qui pourrait être Ʋsɔɔgbaarɩ ou Ʋsɔɔdaanɩ (ʋsɔɔ-daa-n-ʋ) ‘celui d’en haut’. La traduction correcte de l’expression Ouro Esso est donc ‘roi supérieur’ ou ‘roi des rois’.



Transcription et prononciation

Les sommets de l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF) se suivent et se ressemblent par leur contenu : démocratie, développement, coopération. Ils semblent avoir oublié que ce qui a servi de prétexte à la création de l’organisme est la langue française que les pays associés ont en partage. Ils semblent avoir oublié le sommet de Dakar qui a recommandé la promotion des langues partenaires du français de l’espace francophone et particulièrement les langues africaines. Or la tâche urgente à accomplir dans le sens à l’égard de ces dernières est une œuvre de réparation. En effet, pour diverses raisons (limites de l’alphabet français, mauvaise perception des mots africains, fantaisie orthographique, etc.) le français a déformé bien des mots africains, notamment les noms propres. Les patronymes Jalɔ, Ñaŋ, Cam, sont retranscrits Diallo, Niang et Thiam et désormais prononcés di-a-lo, ni-ang et ti-am. Les toponymes Kpalimɛ, Kparataawʋ, Sɔgɔɖɛyɩ, sont retranscrits Palimé, Paratao, Sokodé et désormais prononcés selon la norme française. La tâche de réparation devrait consister à confectionner un dictionnaire où tous les mots africains déformés par l’orthographe française devraient retrouver la bonne transcription selon l’Alphabet phonétique internationale en vue de restituer la bonne prononciation. Ma plaidoirie ne vise pas seulement la restitution légitime de l’identité du mot africain ; elle vise aussi un but scientifique. La graphie française oriente le plus souvent le chercheur-étymologiste des mots africains sur de fausses pistes. Le mot Ouro dont il est question ici en sera une illustration.

Selon l’orthographe française le groupe de lettres -ou- représente soit la consonne w soit la voyelle u. Le premier des trois -ou- de Ouagadougou (wagadugu) est la consonne w, tandis que les suivants représentent la voyelle u. Le -ou- de Ouro est-il une voyelle ou une consonne ? Le l’ de l’expression « l’Ouro Esso de Tchaoudjo » qui revient souvent sous la plume de Pierre Alexandre et de Jean-Claude Froelich, 1960 prouve que ce -ou- est une voyelle. Si l’on se fiait à cette graphie dans la recherche de l’origine de Ouro, on devrait admettre ce mot est de schème VCV, plus précisément ʋro. Structurellement la voyelle initiale d’un tel mot serait un affixe à l’instar du ʋ de ʋrʋ ‘personne’. Le radical affixé serait donc ro. Le mot parent ou d’origine dans une autre langue ne peut qu’avoir le même schème et, en particulier un radical monosyllabique à l’image de ro de uro. Voilà la piste de recherche que suggère la transcription française Ouro.

Avant de nous engager dans cette voie, vérifions d’abord si uro est la bonne prononciation en Tem. Quelle que soit la région tem et quel que soit l’âge du locuteur Ouro se prononce invariablement wuro. Cette forme wuro finit par un coup de glotte comme un mot d’emprunt. Ce qui suppose qu’il est dépourvu d’affixe et qu’il est un radical et, contrairement à ce que suggère la graphie française, un radical de schème CVCV. S’il y a à rechercher son pareil ou son origine dans une autre langue il faudra n’envisager qu’un mot de radical CVCV. La correction de la transcription tenant compte de la prononciation autochtone rend fausse la piste suggérée par la graphie française du mot Ouro.



Origine de wuro

On l’a dit plus haut, wuro a tout d’un emprunt. Il est dépourvu de suffixe et forme son pluriel, comme tous les emprunts, avec le marqueur de pluriel neutre wa : wuro wa ‘rois’. Ce statut de mot d’emprunt pose quand même problème : Comment la royauté qui n’est pas une institution inventée sur place pour répondre à certains impératifs (donc non empruntée) peut-elle être désignée par un mot d’emprunt ? Comment wuro, s’il est un emprunt, peut-il donner lieu à autant de mots dérivés tels que mentionnés plus haut ? Si wuro était un emprunt, quelle en serait la langue prêteuse ? Pour répondre à ces questions il convient de faire, préalablement, un bref rappel de l’histoire du peuplement de la région de Tchaoudjo, territoire du royaume du même nom.

La population aborigène, les Tem, une fraction des Gurunsi de l’est aussi occupait les monts Koronga et Alédjo derniers refuges contre la chasse aux esclaves. Descendus de Tabalo, village de première installation des Mola d’origine gurma dans les monts Malfakassa, sept frères Mola vinrent s’installer au nord des plaines, faisant dos aux monts Alédjo et Koronga, donc aux populations tem. Ils nourrissaient le projet de pacifier les plaines et de les occuper pour y pratiquer l’agriculture. Héritiers de Généraux de guerre de Sonni Ali Ber ils mirent au point une stratégie consistant à créer des villages-fortifications, chaque village étant dirigé par un des frères en tant que wuro, à mettre en commun leurs forces pour attaquer ou se défendre. Une telle organisation demandait un commandement en chef, d’où l’idée d’un commandant en chef tournant, le Wuro Ʋsɔɔ. C’est le point de départ de la construction du futur royaume de Tchaoudjo.

La construction du royaume ayant ainsi été à l’initiative des Mola, c’est auprès d’eux qu’il faut chercher l’origine du mot qui va servir de titre pour le commandant d’une fortification ainsi que pour le commandant en chef. Emigrés du pays Gurma, les Mola devaient parler une variété de la langue Gurma. Il se trouve que les Mola ont très vite abandonné leur langue pour celle des aborigènes gurunsi, le Tem. Mais leur langue n’a pas disparu sans laisser de traces en Tem, notamment quand il s’agit de nommer des réalités nouvelles jusque-là étrangères à la langue des autochtones. Le mot wuro peut donc être issu du parler Gurma des Mola. L’hypothèse serait renforcée si le pays Gurma d’où viennent les Mola, connaissait, lui-même, la royauté.

D’après un document publié dans le Journal de la Société des Africanistes (1932, vol 2, n° 2-1, pp. 35-47) sous le tire « Documents ethnographiques sur le Gourma » et sous-titré « Recueillis en 1907, par M. l’administrateur des Colonies Maubert, Chef du cercle de Fada N.Gourma » dont l’auteur est Henri Menjaud, le pays Gurma est bel et bien organisé en royaume. Le premier roi des Gourma dont on se souvienne s’appelle Djabalompo. Selon la légende recueillie par Menjaud, il était descendu du ciel

« à l'époque où les pierres n'étaient pas encore solidifiées, il prit terre sur un bloc de grès, près de Tambarga : il était vêtu de blanc, à ses côtés se tenait sa femme. On montre encore l'empreinte des pieds, des mains et des coudes de la femme prosternée, ainsi que celle du sabre que le roi posa près de lui ».

Le roi Yendabré sous le règne duquel les Mola et d’autres clans gurma ont émigré serait le 15e de la dynastie, selon Menjaud.

L’organisation sociopolitique du pays gurma étant la royauté, il est évident que la langue gurma possède un mot pour désigner le roi. De fait, le roi gourma était appelé mbaro. Cette désignation recueillie en 1911 diffère à peine de celle que nous avons recueillie nous-mêmes le 14 octobre 2010 à Abidjan auprès de Mathias, un jardinier d’origine Gourma (de Fada). Selon le jeune locuteur analphabète, le roi est appelé obaɖo et il précise, pour bien se faire comprendre à travers un français mal assuré : « o gurma baɖo, c’est roi des Gourma » et « o Fada baɖo, c’est roi de Fada ». On a donc deux désignations : mbaro (1911) et obaɖo (2010). Entre les deux il y a un espace temporel d’un siècle ; cela seul peut justifier la différence de forme des deux mots. Un autre facteur, non vérifiable, pourrait être la variété dialectale. Le pays gurma est un vaste territoire ; il n’est donc pas exclu l’existence de dialectes pouvant justifier la différence de prononciation ou même de grammaire sur le même mot.

Les précisions fournies par Mathias permettent de deviner la structure grammaticale de obaɖo : o est un préfixe ; on sait que l’affixe de genre gurma a tendance à embrasser le radical assurant à la fois le rôle de préfixe et de suffixe. Si o est préfixe et que la voyelle finale est aussi o, il est fort probable que les deux voyelles o soient un seul et même affixe embrassant. Le radical doit donc être baɖ (o-baɖ-o). Toutefois, le traitement que peut réserver une langue emprunteuse à un mot à emprunter comme obaɖo, peut ne pas respecter la structure grammaticale d’origine. La langue emprunteuse peut éliminer le o initial de obaɖo et garder le o final. La forme empruntée pourrait alors être baɖo. Ce traitement serait encore plus vraisemblable avec la variante mbaro où la forme du préfixe (m) car, ici, o final face au m initial est moins perçu comme un suffixe. Les formes baɖo et baro sont, de toute évidence, des variantes parce qu’aux plans phonétique et phonologique, les consonnes ɖ et r sont généralement des variantes.

Peut-on établir un rapport génétique entre baɖo/baro gurma et wuro tem ? D’un côté comme de l’autre on a affaire à des mots de schème CVCV ; de plus la dernière syllabe du schème (ro) est la même des deux côtés. On peut même dire que wuro tient plus de la variante baro que de la variante baɖo à cause de la consonne de la syllabe finale. Mais la parenté génétique entre wuro et baro ne peut être définitivement établie que lorsqu’on aura expliquer la non-identité des syllabes initiales des deux mots.

Entre la voyelle a de ba gurma et la voyelle u de wu tem il n’y a aucune parenté, ni phonétique ni phonologique. Y en a-t-il une entre les consonnes b et w des mêmes syllabes ? La question n’intéresse que la langue Tem, car c’est à elle de prouver qu’elle a la capacité de convertir le b gurma en w. Il faut qu’il existe en Tem des cas où b se transforme en w. le fait est que cette situation existe : l’affixe ba qui sert de pronom ou de marqueur de pluriel des noms de genre humain peut voir sa consonne se transformer en w.

On sait qu’en Tem le marqueur de pluriel du nom est propre à chaque genre. Au genre ka correspond le marqueur de pluriel sɩ ; au genre ʋ correspond le marqueur de pluriel ba. Quand un nom est dépourvu d’affixe de genre (cas du nom d’emprunt et du nom propre), son marqueur de pluriel est neutre. Le marqueur neutre est, malgré tout choisi parmi les marqueurs marqués par le genre. Le marqueur choisi est ba du genre ʋ des humains. Pour lui enlever la marque du genre humain, il est légèrement déformé : sa consonne b se transforme en w. Ainsi a-t-on wuro-wa ‘rois’, cɛɛcɛ-wa ‘bicyclettes’.

Le même marqueur ba, tout en maintenant sa marque de genre humain peut voir sa consonne ramenée à wa selon le contexte grammatical. La plupart des adjectifs tem (qualificatifs, indéterminés, numéraux) s’accordent en genre et en nombre avec le nom qu’ils déterminent. La marque d’accord présente dans l’adjectif est l’affixe du nom. Dans le cas de l’adjectif indéterminé /na r/ ‘autre, certain’, l’affixe s’intercale entre na et r. Si le nom déterminé est faazɩ ‘chiens’ dont l’affixe est sɩ, l’adjectif /na r/ sera /na sɩ-r/ prononcé nasɩrɩ : faazɩ nasɩrɩ ‘certains chiens’. Si le nom déterminé est ɩraa ‘personnes’ dont l’affixe est ba, l’adjectif /na r/ sera /na ba-r/ prononcé nɛbɛrɛ : ɩraa nɛbɛrɛ ‘certaines (ou d’autres) personnes’. Les adjectifs numéraux de ‘deux’ à ‘cinq’ se construisent de la même façon que l’indéfini : /na lɛ/ ‘deux’. Si le nom déterminé est faazɩ, l’adjectif /na lɛ/ sera /na sɩ-lɛ/ prononcé nasɩlɛ : faazɩ nasɩlɛ ‘deux chiens’. Si le nom déterminé est ɩraa ‘personnes’, l’adjectif /na lɛ/ sera /na ba-lɛ/ prononcé non pas *nɛbɛlɛ attendu mais nɔwɔlɛ : ɩraa nɔwɔlɛ ‘deux personnes’. Dans le contexte de la structure du numéral le b de ba se transforme en w.

Le Tem a donc une tradition dans la variation de b en w. L’hypothèse de la transformation de b de baro en en w de wuro est donc recevable.

Si b peut se transformer en w, il reste à expliquer l’apparition de u à la place de a dans la syllabe initiale (ba/wu) ? Nulle part en Tem on n’observe ni une variation ni une alternance entre a et u. Ce type de variation est également rare dans les autres langues du monde. Aucune hypothèse sur une éventuelle permutation entre le a gurma et le u tem n’est envisageable. Mais l’hypothèse d’une substitution de ba gurma par le seul w tem est possible.

Le ba gurma est, au plan phonologique, une syllabe dotée d’un noyau (la voyelle a) et d’une périphérie (la consonne b). Une syllabe peut ne comporter qu’un noyau. Dans ʋrʋ ‘personne’ par exemple, ʋ de ʋ-rʋ constitue une syllabe au même titre que rʋ, mais à la différence de celle-ci, l’autre est dépourvue de périphérie. La consonne w a la particularité de pouvoir être à la fois une périphérie en syllabe CV (par exemple, dans wu de wuro) et un noyau en syllabe V (par exemple, dans w de sɔwɖɛ ‘piquant’). Il n’est donc pas exclu qu’à la syllabe ba de baro gurma puisse se substituer une syllabe w en Tem. Autrement dit, le baro gurma a donné wro en Tem. Le reste n’est qu’une affaire de prononciation. La prononciation rapide donne wro ;  mais avec un rythme plus lent, w peut avoir tendance à redevenir consonne et à prendre une voyelle épenthétique (de soutien) ; dans ce cas, les propriétés physiques de w ne peuvent générer que la voyelle u, d’où wuro. Autrement dit, le mot baro gurma a donné wro puis wuro enTem.



Conclusion

Au terme de ce parcours étymologique sur le mot Ouro (wuro), il est possible de tirer au moins quatre leçons.

La première concerne l’objet principal de la présente recherche, l’origine du mot wuro ‘roi’. Le problème qu’il posait et qui a attiré l’attention sur lui, c’est qu’il est trop populaire pour avoir une forme d’emprunt. On est parvenu à expliquer ce n’est un emprunt comme les autres ; c’est un legs offert au Tem par le parler gurma que les Mola ont abandonné au profit de la langue autochtone lors de la création du royaume tem. Des apports comme wuro, il doit en exister beaucoup, plus ou moins assimilés par le Tem. Je pense à un mot kokule ‘lutte sportive’ dont la construction ne répond pas aux normes du Tem mais qui est pourtant si intégré dans la langue qu’il est dépourvu du coup de glotte final qui caractérise les emprunts. La lutte sportive est apparue avec les Mola comme un entraînement des futurs combattants du royaume. Le nom de ce sport ne peut qu’être issu de leur parler disparu.

La deuxième leçon concerne les nombreux mots d’origine dendi-zarma qui peuplent le lexique tem. Déjà aujourd’hui ce n’est tout le monde qui sait que les mots baaba ‘père’, naana ‘mère’, bɛɛrɛ ‘aînée’ sont d’origine étrangère malgré la présence de leurs équivalents tem (manjaa ‘père’, mɔngɔɔ ‘mère’, mangaa ‘ma sœur aînée’, manɖawaalʋ ‘mon frère aîné’). Le jour où ceux-ci auront disparu au profit des emprunts, le problème que pose aujourd’hui wuro et kokule se posera pour ces nouveaux mots.

La troisième concerne le rapport entre la recherche étymologique et l’histoire du peuple locuteur. L’étude étymologique est une aventure vers le passé de la langue. Or généralement le passé linguistique a des rapports étroits avec le passé sociologique. L’étymologie, parce qu’elle est gérée par des règles scientifiques rigoureuses, constitue donc l’une des bases solides de la connaissance du passé des sociétés sans documents écrits que sont la plupart des peuples négro-africains.

La quatrième et dernière leçon à tirer est le bouclier que constitue l’étude étymologique contre toute forme de spéculation sur l’état d’esprit des sociétés africaines. On apprend combien il est imprudent de théoriser à partir des mots quand on ignore tout ou presque de la grammaire de la langue. La mise en évidence du vrai sens de l’expression Ouro Esso a permis de ramener celle-ci à des proportions plus humaines.

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