lundi 20 septembre 2010

Essai sur l'origine de "Tchaoudjo", toponyme tem

Tchaoudjo est le nom d’une préfecture située au centre du Togo. Avant de désigner une subdivision administrative, ce nom désignait un royaume dont le territoire inclut celui de l’actuelle préfecture et fondé par sept frères Mola, descendants d’un ancien Général en chef de la Grande Armée de Sonni Ali Ber. Peu de noms de lieu tem suscitent la curiosité au sujet de leur sens étymologique. L’expression Tchaoudjo aurait connu le même sort que la majorité des toponymes s’il ne comportait pas une particule locative qui le fait traduire par ‘près de Tchaou’ ou auprès de Tchaou’, mettant ainsi au jour un mot, Tchaou, qui se retrouve totalement ou en partie dans d’autres toponymes avec des acceptions variées. Diverses versions ont donc été fournies pour traduire Tchaoudjo. A l’aide de ce qu’on sait aujourd’hui de la grammaire du tem, le présent article se propose de passer au crible chacune d’elles avant d’en proposer une dont la crédibilité repose sur un respect plus strict des canons de la langue.


1. Exposé des versions courantes

Se saisir d’un mot, l’analyser afin d’en révéler le sens caché, c’est faire de la linguistique. Mais selon la manière dont on s’y prend, l’analyse peut se révéler naïve ou pseudo-scientifique. Les interprétations du mot Tchaoudjo dont on dispose à ce jour sont au nombre de trois : deux relèvent de la linguistique naïve et la troisième de la pseudo-linguistique.

1.1. Les versions naïves

Une analyse est dite naïve si elle se contente de transférer à un mot inconnu le sens d’un autre sur la base de la simple ressemblance de la prononciation. L’exemple le plus connu et le plus cité de ce jeu de langue est l’interprétation du nom de village Paratao (localement prononcé kparataawʋ). Pour ceux qui ignorent qu’il s’agit d’un emprunt au toponyme Kparatago qui signifie ‘ville nouvelle’ en langue Dendi, kparataawʋ aurait pour origine la phrase tem kpara tɔɔ ‘balaie la cour !’, un ordre supposé donné par une mère à sa fille. Le mot Tchaoudjo n’a pas échappé au piège du transfert de sens par simple ressemblance phonique ; à ce jour on enregistre deux types de transfert.

L’un est considéré d’origine populaire parce que sans auteur connu. Selon ce transfert, Tchaoudjo viendrait de cɔɔ bɔjɔ ‘vis parmi eux !’, abréviation du proverbe cɔɔ bɔjɔ na n nɩɩ bɔdɔm ‘vis parmi eux si tu veux connaître leur secret !’.

L’autre transfert, probablement d’inspiration allemande, est rapporté par Robert Cornevin dans son ouvrage intitulé Le Togo des origines à nos jours, publié par l’Académie des Sciences d’Outremer. A la page 93 de l’ouvrage, l’auteur écrit :

« Tschautscho ou Tschaudjo […] correspond au royaume de Djobo Boukari [un roi du Tchaoudjo] que découvre en 1889 les Allemands du poste de Bismarckburg. En tem cela signifie « chez les grands ». Tschaua [Tschau ?] (grand) Tscho (proche). »

En somme, R. Cornevin identifie le segment Tchaou de Tchaoudjo à caaʋ, nom par lequel le Tem désigne le père.

1.2. La version pseudo-linguistique

Le pseudo-linguistique est celui qui tente de convertir les compétences scientifiques acquises dans un domaine d’études autre que la linguistique en compétences de linguiste pour agir en linguiste. On reconnaît une analyse pseudo-linguiste à son apparence scientifique bien qu’elle ne repose sur aucune base théorique reconnue. La thèse sur l’origine du mot Tchaoudjo soutenue dans le Manuscrit de New York (désormais MNY) relève de la pseudo-linguistique.

Boukari Djobo, l’auteur du MNY, était un économiste de renommée internationale. Il fut Ministre de l’Economie et des Finances de son pays, le Togo, avant de devenir Fonctionnaire du Système des Nations Unies avec résidence à New York. Le MNY est une transcription de la tradition orale recueillie auprès du Chef du village de Tchaourodè, né vers 1862, selon l’enquêteur. Dans cet entretien qui aurait duré dix ans (de 1942 à 1952) le roi des Kpandi (un clan tem) soutient que le territoire de l’actuel royaume de Tchaoudjo a été attribué aux Mola, fondateurs dudit royaume, par les siens, premiers occupants de la région et fondateurs des villages Tchawada et Tchaourodè. L’auteur de l’enquête, convaincu par son informateur, a tenté de confirmer ses propos par une démonstration linguistique portant sur le mot Tchaoudjo. Il écrit :

« Origine du nom « TCHAOUDJO »

Nom du village : « TCHA-OURO-DÈ » = village du Chef

a) TCHA-OURO-DJO = près du Chef (en référence aux montagnes de Tchaoudjo). Et par contraction (avec suppression de la syllabe RO dans Tcha-OuRo-DJO => donne TCHAOUDJO.

b) Ou encore, l’autre nom du village = TCHAWA-DA (ou dans TCHAWA) et, en raccourci, le nom du village = donc « TCHAWA » ; et par altération de la prononciation du « WA » en « WOU » => TCHAOU-DJO c’est-à-dire « près » du village TCHAWA. »

L’exposé est schématique mais suffisamment clair : le segment Tchaou du mot Tchaoudjo viendrait soit de Tchaourodjo soit de Tchawada.

L’hypothèse n’est recevable que si la fondation des villages de Tchawada et Tchaourodè a précédé celle du royaume de Tchaoudjo. Sur ce point et d’après B. Djobo, la mémoire collective kpandi est formelle :

« Du fait des raids esclavagistes sur un si petit village (environ 600 âmes), les Kpandis ont dû déménager [de Tchawada] pour aller se réfugier d’abord chez les oncles maternels (Kpéwa) dans les montagnes et puis après, à Tchaourodè (derrière les montagnes de Tchoudjo).[…] Finalement, quand [on leur a] demandé vers 1935 de sortir sur la route principale, à Kolina actuel […] les Kpandis avaient décidé de retourner plutôt chez eux à Tchawa. »

Voici pour ce qui concerne la chronologie de la fondation des villages kpandi. Quant à savoir qui a précédé qui dans la région, B. Djobo rapporte les faits suivants :

« Les premiers arrivés dans la région de SOKODE, venant certainement des confins du Niger/Mali, sont les Colis, puis immédiatement après les Kpandis, […] puis longtemps après les Molas. »

Si l’on admet cette chronologie (aucune raison, dans l’état actuel de nos connaissances ne permet de la contester), la dérivation grammaticale devient envisageable. Il ne reste qu’à en examiner la validité.

2. Critique des versions courantes

Les versions qui s’évertuent à expliquer, chacune à sa manière, l’origine du mot Tchaoudjo sont désormais connues : la thèse du proverbe, celle du père et celle de la dérivation. Examinons-les l’une après l’autre.

2.1. Critique de la thèse du proverbe

Il est vrai qu’en Tem, certains noms propres sont des proverbes ou des extraits de proverbes. On a l’exemple du patronyme féminin asʋbɔ wɔ sɔ qui signifie ‘une niaise est encore préférable’. L’hypothèse qui veut que Tchaoudjo provienne d’un proverbe tronqué est donc de l’ordre du possible. Mais la ressemblance phonique entre le segment cɔɔ bɔjɔ du proverbe et Tchaou de Tchaoudjo est-t-elle avérée ? Même si elle l’était, la transformation du segment en nom est-elle justifiable par des circonstances logiques acceptables ?

Au plan phonique, la ressemblance attendue n’est pas totale avec caawʋjɔ, prononciation locale de Tchaoudjo. En effet la séquence cɔɔ du proverbe cɔɔ bɔjɔ na n nɩɩ bɔdɔm et la séquence caa de caawʋjɔ n’ont pas le même timbre vocalique. La séquence proverbiale n’a pas une variante dialectale *caa ; de son côté, la séquence caa du toponyme n’a pas non plus de variante dialectale *cɔɔ. Il n’y a donc pas de raison de croire ou de faire croire que les deux séquences se valent.

Pour le linguiste naïf, seul importe la ressemblance phonique ; la cohérence entre ce qu’il suppose et la vraisemblance des événements qui entourent le transfert n’est pas son souci. Dans l’exemple de Paratao évoqué plus haut, le naïf ne s’interroge pas sur les circonstances dans lesquelles l’ordre kpara tɔɔ (‘balaie la cour !’), une expression ordinaire que l’on peut entendre au même moment dans plusieurs foyers, dans n’importe quel village tem, a pu s’ériger en nom d’un village.

Le proverbe cɔɔ bɔjɔ na n nɩɩ bɔdɔm qui aurait donné son nom au royaume Tchaoudjo suppose que les fondateurs du royaume avaient un secret tellement caché qu’il fallait séjourner un temps parmi eux avant de le déceler. Il faut avoir vécu assez longtemps auprès des Mola pour être en mesure d’émettre un tel jugement. Mais pendant ce temps le royaume ne portait-il pas un nom ?

L’absence du souci de certification au moyen d’événements plausibles chez celui qui prétend découvrir le sens caché d’un nom montre que la linguistique naïve n’est qu’une gymnastique intellectuelle, fertile en imagination certes mais stérile quant au but recherché.

2.2. Critique de la thèse du père

La graphie allemande (Tschautscho/Tschaudjo) et la graphie française (Tchaoudjo) retranscrivent plus ou moins la prononciation locale caawʋjɔ. R. Cornevin et ses éventuels inspirateurs voyaient dans le nom caawʋ, présent dans caawʋjɔ, l’équivalent de caaʋ ‘père’ (réinterprété en ‘grand’ par les auteurs) sur la seule base de la ressemblance phonique. Quand on ne prend en compte que la prononciation de la seule suite consonne/voyelle, il n’y pas de différence entre caawʋ et caaʋ car la séquence wʋ de caawʋ et la séquence ʋ de caaʋ se prononcent de la même façon. Mais quand on prend en compte l’enveloppe mélodique, les mots deviennent différents : caawʋ a une enveloppe HHB (H pour le niveau mélodique haut et B pour le niveau bas) tandis que l’enveloppe mélodique de caaʋ BHB. A l’époque des premières transcriptions de ces mots, la mélodique des mots des langues négro-africaines, bien que décisif dans la distinction des mots, devait paraître trop subtile pour retenir l’attention de l’oreille. Par ailleurs, s’il s’agissait de ‘père’ l’association de jɔ à caaʋ aurait donné caanjɔ (caa-n-jɔ, avec suppression du ʋ final) et non *caaʋjɔ. En effet une règle phonétique supprime ʋ après un timbre vocalique long et avant une postposition telle que jɔ. C’est pourquoi, à l’instar de caanjɔ on a kɔɔnjɔ ‘auprès de la mère’ et non *kɔɔʋjɔ avec kɔɔʋ ‘mère’ et kaanjɔ ‘auprès de la sœur aînée’ et non *kaaʋjɔ avec kaaʋ ‘sœur aînée’.

S’agissant du cadre historique qui aurait occasionné une telle dénomination, il faut rappeler que, selon la tradition orale, les frères Mola, ont quitté leur village natal, Tabalo, dans la région des Monts Bassar, pour les plaines arables du sud. Ce faisant ils laissaient derrière eux leur père et leurs oncles paternels, en somme toutes les personnes qui, à leurs yeux, méritaient d’être honorés du titre de ‘père’. Au lieu de destination, ils allaient probablement rencontrer d’autres personnes, autochtones ou aventuriers les ayant devancés ; mais personne de ceux-là ne serait digne, selon la coutume, du titre de ‘père’. Si ces personnes étaient plus âgées (ce que sous-entend peut-être la traduction maladroite ‘grand’ de Tschau) les frères Mola les auraient honorés du titre de kʋbɔnɩ (pluriel kʋbɔnaa) ‘aîné, doyen’ et non du titre de caaʋ. Il faut peut-être rappeler ici que l’emploi des mots caaʋ et kʋbɔnɩ est soumis à une codification stricte. On emploie caaʋ pour désigner le père géniteur, les frères de celui-ci et les personnes du quartier ou du village de la même génération que lui. En dehors de ce cadre caaʋ n’est utilisé que par l’épouse pour désigner son mari. Le titre de kʋbɔnɩ est, lui, destiné aux aînés du troisième âge (à barbe blanche ou grisonnante) parents ou non. Le titre est étendu aux personnes jouissant d’une autorité administrative, compte non tenu de leur âge.

2.3. Critique de la thèse de la dérivation

Pour bien comprendre l’argumentaire de la critique de cette thèse, le lecteur a besoin de quatre informations préalables. La première concerne la structure de Tchaourodè. La seconde concerne la postposition locative et son mode de soudure avec le nom qu’elle succède. La troisième indique les relations formelle et sémantique devant exister entre le dérivé et sa source. La quatrième définit la partie de la forme de la source concernée par la dérivation.

2.3.1. L’interprétation de Tcha de Tchaourodè

B. Djobo donne pour mot-source possible de Tchaoudjo le toponyme Tchaourodè. La traduction qu’il en fait (« TCHA-OURO-DÈ » = village du Chef) montre que l’auteur a mal interprété le sens de TCHA. Dans sa traduction, ‘village’ renvoie à DÈ et ‘chef’ renvoie à OURO. S’il n’a pas pris en compte TCHA c’est parce qu’il le confond avec le titre honorifique Tcha qui précède certains patronymes : par exemple Tcha Djobo ‘père Djobo’, Tcha Sama ‘père Sama’. En réalité, Tcha de Tchaourodè est la contraction de Tchawa, nom du premier village des Kpandi. Le roi dont il est question dans Tchaourodè est celui de Tchawadaa. TCHA-OURO est donc constitué non pas d’un titre et d’un nom mais de deux noms dont le premier, TCHA, abréviation de TCHAWA, joue le rôle de déterminant de l’autre. Voilà pour la première information.

2.3.2. Mode de soudure de la postposition

La deuxième information concerne les trois toponymes en jeu dans la thèse de la dérivation, à savoir caawʋjɔ (Tchaoudjo), caawurodɛɛ (Tchaourodè) et caawadaa (Tchawada). Ces trois toponymes ont la particularité de comporter chacun une postposition : jɔ ‘près de’ dans caawʋjɔ, daa ‘dans’ dans caawadaa et dɛɛ ‘chez’ dans caawurondɛɛ. La postposition succède à un nom ou au substitut pronominal de celui-ci. Quand il s’agit d’un nom doté d’un suffixe (désinence indiquant le genre auquel appartient le nom ou désinence de pluriel) la soudure entre le nom et la postposition se fait à l’aide de la particule n qui sert de liant dans l’opération. Par exemple, la soudure entre la postposition daa et le nom tɩɩwʋ ‘arbre’ (pluriel tɩɩnɩ) donne tɩɩwʋ-n-daa ‘dans l’arbre’ et tɩɩnɩ-n-daa ‘dans les arbres. En l’absence d’un suffixe (cas du pronom, du nom d’emprunt, du nom propre) la soudure se fait sans liant. Ainsi celle entre jɔ d’une part et, d’autre part le pronom pluriel du genre humain ba ‘eux’, le nom d’emprunt bankɩ ‘banque’ et le nom propre filipi ‘Philippe’ donne respectivement bɔjɔ ‘près d’eux’, bankɩjɔ ‘près de la banque’ et filipijɔ ‘près de Philippe’. Un nom de titre social est considéré comme un nom propre. Ainsi avec le titre alfaa ‘marabout’, on a alfaajɔ, alfaadaa et alfaadɛɛ, sans liant. Fait exception à la règle le titre de wuro ‘roi’. Bien que dépourvu de suffixe ce titre exige le liant n pour accrocher une postposition : wuronjɔ, wurondaa, wurondɛɛ.

2.3.3. Preuves de la dérivation

Quand la dérivation d’un mot n’est pas évidente et que sa réalité exige une preuve, il existe des moyens pour le prouver. Retenons-en deux, le sémantique et le formel. L’argument sémantique est basé sur le principe qu’un dérivé avéré et sa source appartiennent au même champ sémantique ; en conséquence le dérivé supposé et sa source (elle aussi supposée) doivent appartenir au même champ sémantique. C’est souvent ce principe qui attire l’attention avant l’argument formel. Celui-ci veut qu’un dérivé partage au moins une séquence phonique avec sa source. Pour donc postuler qu’un mot est dérivé il faut s’assurer qu’il ait un segment formel commun avec sa source supposée.

Soit, en premier exemple, weezi ‘respirer’, weezire ‘respiration’ (weez-ɖɛ) et weezuu ‘souffle de vie’ (weez-kʋ). A l’évidence les trois mots appartiennent au même champ sémantique ; de plus, les dérivés hypothétiques que sont les substantifs weezire et weezuu ont un tronc formel commun avec leur source, weezi. Soit, en deuxième exemple, les substantifs kpele ‘siège’ (kpel-ɖɛ) et kpelɔɔ ‘petit tabouret’ (kpel-ka) dont on peut penser légitimement que le second (de sens spécifique) dérive du premier (de sens générique) appartiennent, eux aussi, au même champ sémantique et ont en commun le tronc formel kpel. On notera que dans le premier exemple les dérivatifs ɖɛ et kʋ sont des segments additionnels qui s’ajoutent à la forme de la source tandis que dans le second exemple, le dérivatif ka est substitutif puis qu’il a suffi qu’il prenne la place du suffixe ɖɛ de la source pour que l’opération de dérivation soit effective.

2.3.4. Les éléments concernés par la dérivation

Dans les exemples du paragraphe précédent, on a pu se rendre compte que les catégories grammaticales en jeu sont l’infinitif et le substantif. D’un infinitif (weezi) ont été dérivés deux substantifs (weezire et weezuu), et d’un substantif (kpele) a été dérivé un autre substantif (kpelɔɔ). De fait, la dérivation fait basculer d’une catégorie grammaticale à une autre. Pour qu’une dérivation soit envisageable dans un toponyme il faut que ce toponyme comporte une catégorie grammaticale susceptible d’être convertie en une autre. Dans un toponyme à postposition comme ceux auxquels nous avons affaire, la postposition est exclue de l’opération. S’il y a dérivation elle ne peut concerner que le nom postposé, donc caawʋ dans caawʋ-jɔ et caawa dans caawa-daa. Si la postposition est associée non pas à un nom simple mais un complexe nominal comme c’est le cas de caa wuro de caawuro-n-dɛɛ, c’est le membre central du complexe, en l’occurrence wuro en tant que nom déterminé, qui est concerné par la dérivation. Puisque la thèse de B. Djobo veut que Tchaoudjo soit dérivé de Tchaourodè ou de Tchawada, la discussion devra porter sur deux couples dérivé/source, à savoir caawʋ/wuro et caawʋ/caawa.

2.3.5. Critique du couple caawʋ/wuro

Rappelons le principe formel de la dérivation qui veut que le dérivatif soit additionnel à la base de la source ou substitutif de la désinence de cette source. En posant que de la source wuro est né le dérivé wu, B. Djobo va à l’encontre de ce principe : au lieu d’être élargie, la base se trouve au contraire amputée. Evoquer l’exception aurait pu contenter l’observateur si des contre-exemples ne venaient contrarier l’idée. En effet, dans la langue, il n’y a pas d’exemple de dérivation où une syllabe ro tombe pour faire place à un dérivé. Il est vrai que dans bien des cas, l’articulation rapide ou même ordinaire peuvent priver un mot d’une voyelle, d’une consonne ou même d’une syllabe. Mais c’est loin d’être le cas avec wuro qui, lorsqu’il est en finale d’une expression maintient son ro : à titre d’exemple wuro ‘le roi’, caa wuro ‘le roi de Tchawa’ ou kadanbara wuro ‘le roi de Kadambara’. La syllabe ro se maintient aussi quand elle n’est plus en finale : wurondɛɛ ‘chez le roi’, caa wurondɛɛ ‘chez le roi de Tchawa’, kadanbara wurondɛɛ ‘chez le roi de Kadambara’. Quand ro est suivie de la postposition jɔ, elle se maintient : wuronjɔ ‘près du roi’, caa wuronjɔ ‘près du roi de Tchawa’, kadanbara wuronjɔ ‘près du roi de Kadambara’. La thèse de la dérivation de Tchaoudjo de Tchaourodè ne repose donc sur aucun argument scientifiquement valable.

2.3.6. Critique du couple caawʋ/caawa

Le second couple est plus acceptable, parce qu’il laisse supposer 1) que wʋ de caawʋ et wa de caawa sont des suffixes, 2) que le suffixe wʋ est le dérivatif qui s’est substitué à wa pour donner le dérivé caawʋ. De fait wʋ peut être la forme faible du suffixe kʋ du genre neutre et wa de son côté peut être la forme faible du suffixe ka du genre des objets menus. Mais quand on est en présence du générique et du spécifique, la logique veut que ce soit le spécifique qui dérive du générique, logique à laquelle a obéi, ci-dessus, la dérivation de kpelɔɔ ‘petit tabouret’ de kpele ‘(n’importe quel type de) siège’. S’il devait y avoir une relation de dérivation entre caawa et caawʋ, dans l’hypothèse que caawa appartienne au genre menu et caawʋ au genre neutre, le dérivé devrait être caawa et non l’inverse. En d’autres termes, la thèse qui prétend dériver Tchaoudjo de la source Tchawadaa par transformation de la syllabe wa et wʋ est plutôt absurde.

3. L’origine probable de Tchaoudjo

Trois certitudes sont désormais acquises : caawʋjɔ n’a pas une origine proverbiale ; caawʋ n’a rien à voir avec caaʋ ‘père’ ; caawʋ n’est pas dérivé caawuro ni de caawa. Ces certitudes mettent enfin une croix sur des voies sans issue, certes, mais la bonne voie reste encore à chercher. Pour la trouver il faut questionner le couple caawa/caawʋ non plus dans une perspective dérivationnelle, mais parce que les membres ont une même enveloppe mélodique HHB et ne se distinguent, au plan phonique, que par le timbre de la voyelle finale. Pour deux patronymes désignant des territoires aussi proches, une telle quasi-identité ne peut pas relever du hasard.

Le mode de soudure de postposition (sans liant) pratiqué indique que caawʋ et caawa sont soit des noms d’emprunt soit des noms propres. Vu que l’époque où les deux toponymes sont apparus, le pays tem était peu ouvert aux langues les plus pourvoyeuses de ses mots d’emprunt (Dendi, Hausa, Anglais, Arabe), il est peu probable qu’il s’agisse d’emprunts. On est donc en présence de noms propres.

Bien que propres, les noms caawʋ et caawa présentent deux propriétés formelles qui les apparentent à des noms communs pourvus de suffixe. La première est leur schème CVV-wʋ/a qu’ils ont en commun avec des noms tels que faawʋ (faa-wʋ) ‘feuille’, tɩɩwʋ (tɩɩ-wʋ) ‘arbre’, liiya (lii-wa) ‘francolin’, biiya (bii-wa) ‘petit enfant’, etc. L’autre est leur courbe mélodique HHB ; en effet, au plan mélodique caawʋ et caawa se classent dans le paradigme des baawʋ ‘palmier à huile’, laawʋ ‘forêt’, tɛɛwʋ ‘pluie’, foowu ‘nœud’ et bien d’autres noms communs. Il n’est donc pas exclu qu’ils soient des noms propres issus des noms communs, eux-mêmes membres de ce paradigme. En effet, un nom commun peut se transformer en nom propre ; c’est le cas des noms de village Tchalo et Komah issus des noms communs calʋʋ ‘arbre, sp.’ et koma ‘jeunes fromagers’. Ensuite parce que la mutation en nom propre ne soustrait rien de la forme du nom commun. Le seul changement qui s’opère est que le suffixe du nom commun perd sa fonction grammaticale pour se confondre avec le radical, processus qui fait du nouveau nom propre un nom dépourvu de suffixe. Malgré cela le nom commun et son dérivé propre affichent une identité formelle apparente. L’un des tests pouvant révéler leur différence est l’association d’une postposition. Ainsi l’expression koma-jɔ indique que koma est nom propre tandis que koma-n-jɔ indique que koma est nom commun. On peut déduire de ces possibilités offertes par la langue que les noms propres caawʋ et caawa sont issus des noms communs caawʋ et caawa, respectivement.

Peut-on postuler des noms communs même si on n’est pas en mesure d e leur attribuer un sens ? Certainement. Au fil du temps, des noms communs disparaissent sans laisser de traces. Le fait qu’un nom commun serve en même temps de nom propre ne garantit pas son maintien si les circonstances de sa disparition sont réunies. Il peut donc y avoir des noms propres ayant perdu leurs partenaires communs. Ce qui permet d’identifier un nom propre issu d’un nom commun est l’apparentement de sa forme à une forme propre à un paradigme nominal.

Les noms caawʋ et caawa ne seraient pas les seuls à relever chacun d’un couple nom commun/nom propre dont le nom commun n’existe plus. C’est le cas de Kejika, nom propre de l’un des jours de la semaine. Sa forme relève du paradigme ka-CV-ka auquel appartiennent les noms kajaka ‘marais’, keyika ‘brin de paille’, kɔvɔka ‘champignon’, kelika ‘billon’, etc. Le nom commun dont est issu Kejika était kejika mais ce nom ne renvoie aujourd’hui à rien de connu. Les noms caawa et caawʋ peuvent donc légitimement être considérés comme des noms communs ayant disparu.

Des deux noms communs caawʋ et caawa, le nom caawʋ est le seul capable d’intégrer un paradigme, le paradigme CVV-wʋ et, plus spécifiquement le sous-paradigme dont l’enveloppe mélodique est HHB. Existe-t-il un paradigme CVV-wa, quelle que soit l’enveloppe mélodique de ses membres, auquel pourrait appartenir caawa ? Oui, si la séquence vocalique VV du schème est de timbre i, auquel cas w de wa serait transformé en y à cause de ce timbre : biiya (bii-wa) ‘petit enfant’, liiya (lii-wa) ‘francolin’ (ou funérailles selon l’enveloppe mélodique). En dehors de ce timbre et, notamment si la séquence VV est de timbre a, une série de règles oblige le schème Caa-wa à se transformer en Cɔɔ. Exemples : faa-wa est transformé en fɔɔ ‘chien’ et taa-wa en tɔɔ ‘cour’. Si caawa était de schème caa-wa il serait prononcé cɔɔ. Comme ce n’est pas le cas, on a la preuve qu’il n’appartient pas au seul paradigme qui aurait certifié sa nature de nom commun autonome.

Si la forme caawa n’est pas celle d’un nom autonome, il ne reste qu’à la rapprocher de celle à laquelle elle ressemble le plus, caawʋ. Les deux formes ne se distinguent l’une de l’autre que par leurs voyelles finales, l’une de timbre a et l’autre de timbre ʋ. Cette différence aurait été pertinente si on avait pu montrer que wa constituait un suffixe autant que wʋ. Or, on vient de voir que caawa est inanalysable. Pourtant, en dehors de cette structure (caa-wa) caawa apparaîtrait comme un monstre pour le Tem, ce qui n’est pas le cas. La seule hypothèse qui s’impose désormais est voir caawa comme une variante phonétique de caawʋ.

Pour étayer l’hypothèse, reconsidérons caawʋjɔ du point de vue de l’articulation. Il faut d’abord rappeler une des propriétés de la semi-voyelle w. Quand w est suivie d’une voyelle ouverte comme a, chaque phonème de la syllabe wa qui en découle est prononcée distinctement : w-a. On peut le vérifier dans le patronyme masculin Baawa où w et a de wa sont audibles chacune. Mais quand w est suivie d’une voyelle fermée et arrondie comme u ou ʋ, l’articulation de la syllabe wʋ laisse tomber ʋ/u. Ainsi, baawʋ ‘palmier’ se prononce en réalité baaw et non baawʋ. On en déduit donc que la syllabe wʋ de caawʋjɔ se prononce sans ʋ, ce qui donne au toponyme la prononciation caawjɔ. Si, à la place de jɔ, on a daa, la prononciation donnera caawdaa, toujours sans ʋ. Pour une oreille distraite, caawdaa peut s’entendre caawadaa, avec un a là où ʋ est tombé. Lorsque le transcripteur de l’articulation ne parle pas le Tem, il percevra plus caawadaa à cause de l’environnement en a que caawdaa. Or les agents de l’Administration coloniale qui ont été les premiers à transcrire les noms propres tem, notamment les noms de village, étaient des non-Tem. On en arrive donc à la conclusion que caawa et caawʋ sont un seul et même nom propre, caawʋ.

Cette conclusion à laquelle on aboutit ne doit pas ignorer l’existence autonome de Tchawa (caawa) attestée non seulement dans le texte cité de B. Djobo mais aussi auprès de patronymes de certains ressortissants de Tchawada parvenus à une certaine notoriété, où Tchawa joue le rôle de localisateur de l’individu nommé. Cette attestation pourrait laisser croire qu’il existerait un Tchawa distinct de Tchaou. En réalité, ce Tchawa n’est que le résultat de la troncation de Tchawada, une graphie désormais consacrée.

C’est donc le même nom propre caawʋ qui est présent dans la construction aussi bien de Tchaoudjo, Tchawada que Tchaourodè. Il est censé désigner un objet qui a servi de repère dans la construction de ces noms de village et de royaume. Quelle pourrait être la nature d’un tel objet ?

Un toponyme peut être construit, on le sait maintenant, à partir d’un nom commun. Mais il peut être construit aussi à partir d’un autre toponyme. Si l’on sait que ce dernier un nom propre, qui plus est un toponyme, c’est qu’on sait ce qu’il désigne. Nada, par exemple, désigne un village actuellement en construction sur les berges de la rivière Na. On sait donc ce que désigne le toponyme primaire Na. Or ce n’est pas le cas de Tchaou qui participe, en tant que nom propre, dans la construction de Tchawada et Tchaoudjo. Il n’empêche, la curiosité nous pousse à chercher malgré tout à tenter d’identifier l’objet ainsi nommé et les postpositions qui accompagnent Tchaou aussi bien dans Tchawada que dans Tchaoudjo ainsi que les toponymes qu’il a générés vont nous y aider.

Grâce au sens de la postposition daa ‘dans’ présente dans Tchawada, on sait que Tchaou est un toponyme et que l’objet désigné par ce toponyme a un intérieur donc une surface. La taille de la surface est indiquée par le toponyme Tchawada : c’est une surface qui peut loger une agglomération. L’objet peut donc être un couvert végétal, un sol particulier (rocailleux, argileux, etc.) ou même un cours d’eau car les berges sur lesquelles peut s’installer un village sont comptées comme une partie de la surface d’un cours d’eau. Lequel de ces objets possibles est-il le plus probable ?

Attirés par les terres arables, les Kpandi se sont installés à la lisière des vallées du sud faisant dos à la zone montagneuse, lieu de refuge des populations autochtones. En se fixant dans un lieu aussi exposé, ils n’ignoraient pas le danger qu’ils couraient, la chasse à l’esclave. Dans ces conditions, choisir de s’installer au sein d’une forêt avec un horizon très limité, c’était se livrer pieds et poings liés aux chasseurs d’êtres humains. Ils avaient intérêt à se positionner sur une hauteur d’où ils pouvaient voir de loin l’ennemi en approche. Or l’actuel site de Tchawada n’est pas une colline et, si c’en était une, la postposition n’aurait pas été daa mais ɖɔ ‘sur’. L’objet probable devait être un cours d’eau. Deux raisons au moins y militent. D’abord parce que quand un groupement humain cherche à s’installer, il recherche la proximité d’un point d’eau. Ensuite parce que Tchawada est effectivement arrosé par une rivière. Caawʋ devrait donc désigner cette rivière. Pourquoi ce nom a-t-il disparu ?

En effet, la rivière qui aurait dû, selon notre hypothèse, porter le nom de Caawʋ s’appelle Kpandi. La coïncidence entre ce nom et nom de clan des fondateurs de Tchawada est significatif. Avec l’arrivée des Mola qui n’avaient pas caché leur volonté de gagner des terres arables sur les vastes vallées en repoussant plus au sud les chasseurs d’esclaves, les Kpandi ont certainement trouvé prudent de marquer leur territoire pour mieux le préserver de la convoitise des nouveaux arrivants. Pour ce faire ils se sont servis de leur rivière, Caawʋ, pour délimiter leur territoire. Désormais un territoire kpandi était né, un territoire bien délimité et auquel les Mola ne devaient pas toucher. Ce souci est encore vivace chez l’informateur de B. Djobo comme le montre le contenu du MNY. Pour faire de sa frontière naturelle une frontière intangible, les Kpandi la débaptisèrent et lui attribuèrent ensuite le nom du territoire, Kpandi.

C’est donc à la suite d’un changement de nom que la rivière Caawʋ a pris le nom Kpandi qui est le sien aujourd’hui. Le nom propre Caawʋ est issu, comme on l’a montré plus haut, du nom commun caawʋ dont on a perdu le sens. Néanmoins la forme de ce nom et de contexte sémantique dans lequel il évolue permettent une esquisse de l’objet inconnu.

Le sous-paradigme catégoriel de caawʋ comprend des noms tels que kaawʋ ‘arbuste, sp.’, saawʋ ‘pignon d’Inde (jatropha)’, taawʋ ‘arbre, sp.’, loowu ‘plante grimpante à fruit, sp.’ et bien d’autres noms de végétaux. Il n’est donc pas exclu que caawʋ désigne, lui aussi, une plante. On peut admettre qu’une plante qui donne son nom à un cours d’eau ne peut être qu’une plante qui pousse sur les berges de celui-ci. Or personne ne doute qu’au 17e ou 18e siècle où se déroulent les événements relatifs à l’installation des Kpandi et des Mola, les berges des rivières et des ruisseaux étaient abondamment couvertes de végétaux de toute sorte. Si, parmi les nombreux types de végétaux qui devaient border Caawʋ au moment de l’installation de Tchawada, c’est caawʋ qui a donné son nom à la rivière, c’est sûrement parce qu’il devait être une plante précieuse très recherchée ou au contraire une plante dangereuse pour l’homme et donc à détruire. C’est probablement l’une ou l’autre de ces propriétés qui est à l’origine de sa perte, par surexploitation ou destruction systématique.



Il est temps de conclure. Le recours à une démarche scientifique a permis de montrer que 1) le mot Tchaoudjo ne vient pas de cɔɔ bɔjɔ, comme le veut une certaine opinion ; 2) contrairement à l’avis de R. Cornevin, la séquence Tchaou de Tchaoudjo n’est pas l’équivalent du nom commun caaʋ qui désigne le père ; 3) enfin, malgré l’avis de B. Djobo, le mot Tchaoudjo n’est dérivé ni de Tchaourodè ni de Tchawada. Dans le mot Tchaoudjo, il y a une inconnue, le nom Tchaou. Cette inconnue étant l’élément le plus important de ce toponyme, il n’a pas été possible de parvenir à une certitude. Toutefois, une hypothèse fortement probable sur l’origine du mot Tchaoudjo a pu être mise au point ; elle se résume en ces termes : un cours d’eau au bord duquel se sont implantés les Kpandi avait sur ses berges une plante recherchée ou dangereuse, du nom de caawʋ. Cette plante a donné son nom à la rivière. Avant son remplacement par le nom Kpandi, le nom de la rivière, Caawʋ, a servi au baptême du village des Kpandi et à celui du royaume des Mola, d’où le toponyme Tchawada pour le village kpandi et le toponyme Tchaoudjo pour le royaume mola.

Il s’agit, bien entendu d’une hypothèse. Si elle n’est pas la vérité historique, elle a des chances de s’en approcher, parce que soutenue par la rigueur d’une démarche scientifique. Etymologiste ou historien, le chercheur sera souvent amené à émettre de tels types d’hypothèse, les seuls à pouvoir combler les trous de mémoire qui parsèment la langue et l’histoire du peuple tem.