samedi 1 mai 2010

Une peau de banane posée par deux faux-amis : l’affaire de yoozi-mélanger et yoozi-semer la zizanie, deux verbes tem


Une série d’articles de valeur sur les conflits et leur règlement en pays tem a été publiée (voir fin du doc)  par l’anthropologue Tikpi Atchadam, un chercheur jeune et dynamique. Les articles renseignent sur la façon dont la justice traditionnelle est rendue dans les cours royales dans cette région du centre du Togo. Par la force des choses, et pour rendre crédible son étude, l’anthropologue a dû recourir, entre autres faits, aux mots de la langue. Il a ainsi fait un commentaire sur le verbe yoozi, estimant que c’est le même verbe qui signifie à la fois 'mélanger' et 'engendrer une querelle entre des tiers'. A partir de là, T. Atchadam formule ce qu’il croit être la philosophie tem en matière de justice : selon lui, le Tem pense que le mélange crée un désordre et que juger une affaire c’est ramener les protagonistes d'un conflit dans leurs rapports premiers. L’ordre naturel serait la paix et rendre justice serait une démarche pour retrouver cet ordre naturel, cette paix. Cette philosophie ne repose que sur l’interprétation que le chercheur fait du nom « yoou » qui, selon lui signifie « désordre » et du nom « iyozirou » que l'auteur traduit par « mélangeur », mot entendu dans son sens de trublion de la quiétude.

Pour rendre sa thèse crédible, l’anthropologue aurait dû montrer comment un verbe à contenu aussi pacifique que ‘mélanger’ a pu donner une connotation belliqueuse au point que les substantifs qui en dérivent (« yoou » et « iyozirou ») aient un contenu exclusivement belliqueux. Il aurait dû également convaincre que le verbe yoo qui signifie ‘faire la guerre’ ou ‘se quereller’ est le dérivé de yoozi et non l’inverse.

Une simple observation à l’œil nu montre que l’environnement naturel de l’homme tem n’est que mélange : la brousse est un mélange d’herbes, de ronces et d’arbres ; au sein du poulailler vivent ensemble poules, pintades et canards ; brebis et chèvres cohabitent dans la bergerie tandis que la concession abrite femmes, hommes, enfants de clans différents ainsi qu’animaux de compagnie ; la cuisine n’est pas en reste : la sauce est préparée avec un savant mélange de légumes et d’ingrédients divers, la farine qui sert à préparer la pâte est faite de manioc et de sorgho. Comment, d’un tel environnement accepté et même souhaité, peut naître de la notion de mélange une idée de « désordre » ?

Pourtant, l’opinion de l’auteur des articles est formelle : yoozi aurait pour sens propre ‘mélanger’ et pour sens figuré ‘semer la discorde’. Il est vrai que certains mots ont, en plus de leur sens propre, un sens figuré. Il n’est donc pas exclu que ce soit le cas pour yoozi. Si, comme le pense T. Atchadam, le verbe yoozi a un sens propre qui est ‘mélanger’ et un sens figuré qui est ‘semer la zizanie’, quelle est alors la place du verbe yoo par rapport à yoozi ? Puisque cela ne fait l’ombre d’un doute que yoo et yoozi appartiennent au même champ sémantique, la discorde, lequel dérive-t-il de l’autre ?

La logique veut que ‘faire faire’ dérive de ‘faire’, que ‘avoir’ (en d’autres termes ‘être avec’) dérive de ‘être’. La dérivation ‘faire’/‘faire faire’ est connue sous le nom de dérivation factitive. Ce type de dérivation est largement répandue en tem : tisi ‘faire descendre’ dérive de tim ‘descendre’, ɖiizi ‘faire manger’ dérive de ɖii ‘manger’, feezi ‘réveiller’ dérive de fem ‘se réveiller’, foozi ‘faire fondre’ dérive de foo ‘fondre’, etc. Sur ce modèle, ‘faire faire la guerre’ dérive de ‘faire la guerre’, autrement dit, yoozi dérive de yoo.

Le verbe yoo est donc à l’origine de deux dérivés, l’un verbal, yoozi et l’autre nominal, you. Le verbe yoo n’a qu’un sens, ‘être en conflit avec un tiers’. C’est cet unique sens qu’a retenu le nom dérivé you, le conflit. Si, comme le prétend T. Atchadam, yoozi avait un sens propre et un sens figuré, le sens propre aurait dû être relatif au conflit. L’anthropologue dit pourtant l’inverse : selon lui, yoozi serait d’abord ‘mélanger’ et, ensuite seulement, ‘semer la discorde entre des tiers’. C’est une position que démentent les faits de langue. Puisque que la langue contredit l'anthropologue en faisant de yoozi un dérivé de yoo et que, par conséquent, yoozi ne saurait avoir un sens propre autre que ‘semer la discorde’, il faudra envisager l’hypothèse d’un yoozi qui n’ait rien à voir avec le dérivé verbal de yoo.

L’outil de la dérivation factitive tem est, à l’évidence, le suffixe -sɩ, lequel se réalise sɩ, si, zɩ ou zi selon le contexte. Ce suffixe est, avant tout, un des suffixes qui servent à la construction primaire des verbes, sans valeur factitive. C’est un -sɩ non-factitif qui affecte les verbes tels que tasɩ ‘ajouter’, mʋsɩ ‘cacher’, bɔɔzɩ ‘demander’, nyeezi ‘lécher’, fɔɔzɩ ‘être utile à’ et bɩsɩ ‘retourner’. Cela étant, la langue peut engendrer deux formes identiques d’infinitif, l’une avec un -sɩ factitif, l’autre avec un -sɩ non-factitif. Pour illustrer l'hypothèse, voici le factitif ɖeezi ‘faire prendre feu’ dérivé de ɖee ‘brûler’ et le non-factitif ɖeezi ‘donner raison’; voici  le factitif nyaazɩ ‘faire peur’ dérivé de nyɛm ‘craindre, avoir peur’ et les non-factitif nyaazɩ ‘être brulant’ et nyaazɩ ‘essorer’. L’hypothèse qui ferait de yoozi, un dérivé de yoo, un simple homophone de yoozi-mélanger est donc recevable sans hésitation. Les verbes yoozi-mélanger et yoozi-semer la zizanie ne sont que de faux amis.

Au cas où elle existerait, la philosophie tem qui sous-tend la justice devrait être recherchée ailleurs. Tout acte de justice repose sur la transgression d’un l’interdit ou d’une obligation. C’est la cause ou la raison de l’interdit ou de l’obligation qui peut faire l’objet d’une vision du monde, donc de philosophie. Qu’est-ce qui justifie les interdits alimentaires ? Quelle est la raison de l’interdiction du mariage intraclanique ? Qu’est-ce qui est à la base de l’obligation faite à une femme de se faire exciser avant le mariage ? Pourquoi est-il interdit de donner la mort à autrui, même à son propre enfant ? Des questions de ce genre peuvent trouver leurs réponses dans des événements historiques ou dans une vision qu’on a de l’être humain et du monde dans lequel il évolue. C’est quand la cause est en rapport avec une certaine vision des choses qu’il peut être question de philosophie.