mardi 27 avril 2010

Encore un enseignement des Ancêtres des Tem : le Soleil est un amas d'étoiles

Quand on a lu Le Soleil, notre dieu unique et céleste à tous, le tout premier article du blog, on sait que les verbes wɩlɩɩ ‘montrer, guider, enseigner’, wɩlɩɩ ‘devenir sec’ ainsi que les substantifs wɩlɔɔ ‘étoile’ et wɩsɩ ‘soleil’ sont construits à partir du même radical wɩl-. L’affirmation est vérifiable à l’œil nu dans chacun des mots cités sauf dans wɩsɩ. Il faut donc prouver que ce mot a, lui aussi, wɩl- pour radical en expliquant l’absence de /l/. Ce sera l’occasion de chercher à comprendre la forme de pluriel de ce mot alors qu’il désigne ce qu’il y a de plus unique au monde, l’astre solaire. L’analyse nous réservera une surprise ; elle va révéler la perception que les Ancêtres des Tem ont de l’astre.
Le problème de la non-visibilité de /l/ dans wɩsɩ relève de la construction interne du substantif tem : tout substantif est constitué d’un radical et d’un suffixe. Le radical peut être de schème CV (consonne-voyelle) ou CVC. Le suffixe, lui, peut être de schème V ou CV. Parmi les combinaisons que génère l’association du schème radical et du schème suffixal, celle qui pose problème est CVC-CV parce qu’elle met en contact deux consonnes, la consonne finale de CVC et la consonne initiale de CV. Or l’association adjacente de deux consonnes n’est pas admise en tem. Pour résoudre le problème la langue a le choix entre faire tomber l’une des consonnes (CC > C) ou faire éclater le groupe en lui insérant une voyelle (CC > CVC).
Avec le procédé de chute, la consonne qui tombe peut être celle du suffixe ou celle du radical. Pour illustrer le cas de la chute de la consonne suffixale, voici le substantif /yɩl-ɖɛ/. La combinaison se prononce yɩlɛ ‘sein, mamelle’ suite à la chute de /ɖ/ du suffixe. La chute de la consonne radicale, elle, a lieu avec le substantif /yɩr-ɖɛ/. La combinaison se prononce yɩɖɛ ‘nom’ suite à la chute de /r/ du radical. Le suffixe de pluriel -a transforme les deux substantifs en yɩla ‘seins’ et yɩra ‘noms’ permettant ainsi de vérifier que le suffixe est bien -ɖɛ dans yɩlɛ et que le radical est bien yɩr- dans yɩɖɛ.
L’association du radical wɩl- à –ka, son suffixe de genre, ou à -sɩ, son suffixe de pluriel, génère un groupe CC : /lk/ pour /wɩl-ka/ ‘étoile’ et /ls/ pour /wɩl-sɩ/ ‘étoiles’. Pour éviter CC dans la prononciation, la langue a choisi ici d’intercaler la voyelle /a/ entre les deux consonnes. Ainsi /wɩl-ka/ devient /wɩl-a-ka/ qui se réalise finalement wɩlɔɔ, tandis que /wɩl-sɩ/ devient /wɩl-a-sɩ/ réalisé wɩlasɩ.
Le procédé de chute consonantique et celui de l’intercalation vocalique peuvent s’appliquer tous les deux à un même radical quand celui-ci fait face à des suffixes CV différents. Soit le radical fal- de l’adjectif qualificatif kɩ fal ‘nouveau, neuf’. Tout qualificatif prend un suffixe, celui du nom qu’il qualifie. Ainsi, si kɩ fal qualifie yɩra, comme le suffixe de ce dernier est -a, on aura yɩra kɩ fala ‘nouveaux noms’. Si kɩ fal qualifie wɩlɔɔ, il prendra le suffixe -ka de celui-ci pour devenir /kɩ fal-ka/. Avec un /a/ intercalaire pour briser le groupe /lk/ on aura /kɩ fal-a-ka/ réalisé en surface kɩ falɔɔ. S’il qualifie wɩlasɩ, il prendra le suffixe -sɩ et deviendra /kɩ fal-sɩ/. Ici, le groupe /ls/ ne bénéficie pas d’une voyelle intercalaire ; une des consonnes devra tomber ; c’est celle du radical. La combinaison /kɩ fal-sɩ/ devient alors /kɩ fa-sɩ/ d’où la réalisation de surface kɩ fasɩ. Résultat, on aura wɩlɔɔ kɩ falɔɔ ‘étoile nouvelle’ grâce à une voyelle intercalaire aussi bien dans l’adjectif que dans le nom et wɩlasɩ kɩ fasɩ ‘étoiles nouvelles’ à cause de la chute d’une consonne dans l’adjectif et grâce à une voyelle intercalaire dans le nom.
Ce qui vaut pour le radical adjectival vaut aussi pour le radical nominal. Soit le radical nominal bɔɖ-. Il a pour suffixe de genre -kʋ et pour suffixe de pluriel -tɩ. Le groupe de consonne /ɖk/ créé par la suffixation de -kʋ va bénéficier d’une voyelle intercalaire, en l’occurrence /ʋ/. La combinaison /bɔɖ-kʋ/ va donc devenir /bɔɖ-ʋ-kʋ/ et se réaliser bɔɖʋʋ ‘moustique’. En revanche, le groupe /ɖt/ qui naîtra de la combinaison /bɔɖ-tɩ/ n’aura pas droit à une voyelle intercalaire et se réalisera bɔtɩ ‘moustiques’ avec la chute de la consonne du radical.
L’intercalation vocalique et la chute consonantique sont applicables à la même combinaison radical-suffixe lorsque la langue veut nommer deux réalités sémantiquement très proches. Ainsi, un radical CVC- en association avec un suffixe CV, va donner /CVC-V-CV/ dans un cas et /CV-CV/ dans l’autre. La radical sʋl- entre dans ce mode de construction de substantifs voisins quand il est associé au suffixe de pluriel -tɩ. Cette association génère bien sûr le groupe /lt/. Avec une voyelle intercalaire, en l’occurrence /ɩ/, /sʋl-tɩ/ devient /sʋl-ɩ-tɩ/ qui se prononce sʋlɩnɩ ‘arbres de néré’. En l’absence d’une voyelle intercalaire, la chute consonantique emporte /l/ de sʋl- et fait aboutir à /sʋ-tɩ/ réalisé en surface sʋtɩ ‘poudre de néré’. Ce mode de création de deux branches du même pluriel est pratiqué avec le radical wɩl- quand il est associé à son suffixe de pluriel -sɩ. Le groupe /ls/ que génère l’association des deux unités peut subir une intercalation vocalique qui transforme /wɩl-sɩ/ en /wɩl-a-sɩ/, réalisé wɩlasɩ ‘étoiles’ ou subir une chute consonantique qui transforme /wɩl-sɩ/ en /wɩ-sɩ/, réalisé wɩsɩ ‘soleil’.
Nous voilà ainsi avec une forme de pluriel pour désigner un objet unique par excellence. En effet le nom wɩsɩ est au pluriel tout comme wɩlasɩ dont il partage le suffixe ; il s’inscrit fatalement dans le paradigme des pluriels que sont, entre autres, tasɩ ‘grenouilles’, yisi ‘calebasses’, fɔsɩ ‘champs’, yɩsɩ ‘cornes’. Ce phénomène a-t-il une explication linguistique ?
A travers la présence de trois suffixes de pluriel, -tɩ et -a déjà évoqués plus haut et -sɩ de wɩsɩ, on a dû comprendre qu’on a affaire à une langue à genres où chaque genre, pour peu qu'il regroupe des objets comptables, a son suffixe de pluriel propre. De fait, il existe cinq suffixes de pluriel : le suffixe -ba pour le genre des humains, le suffixe -a pour le genre des dérivés, le suffixe -sɩ pour le genre des menus, le suffixe -tɩ pour le genre neutre et le suffixe -bɩ. Tous ces suffixes ont des propriétés phonologiques communes propres exclusivement au suffixe de pluriel.
Le suffixe -bɩ est réservé aux objets denses tels que l’eau et tout ce qui est liquide ou visqueux, tels que la farine et tout ce qui est poudreux, tels que les masses granuleuses. Il ne s’agit donc pas d’objets comptables et pourtant -bɩ a les propriétés d’un suffixe de pluriel. Cela s’explique par le fait que la différence entre le dense et le pluriel est légère. En effet, le dense est le superlatif du pluriel. Une foule dense est une foule d’individus tellement nombreux qu’il est impossible de les compter. C’est pourquoi dans bien des cas, le suffixe qui sert à former le pluriel d’objets comptables sert aussi à exprimer la densité d’objets en concentration telle qu’ils deviennent incomptables. C’est ainsi que le suffixe -a qui exprime le pluriel dans yɩla et yɩra sert aussi à construire des noms d’objets denses tels que tola ‘téguments de céréales’, bɩna ‘excréments’, adala ‘mil’, etc., que le suffixe -tɩ qui exprime le pluriel dans bɔtɩ sert aussi à former des substantifs de denses tels que cɛtɩ ‘déchets de mastication’, loti ‘dartres’, keti ‘gencives’, qu’enfin -sɩ, suffixe de pluriel dans tasɩ ou yɩsɩ, sert aussi à former des denses comme cɩkasɩ ‘prurits’, ɖoozi ‘sauce’ et kaazɩ ‘paille’. Cette possibilité n’a pas empêché la langue de créer un suffixe spécial pour les objets denses. Voilà pourquoi ce suffixe, -bɩ, a les propriétés d’un pluriel. Mais la présence de ce suffixe spécialement réservé aux objets denses a failli prendre en défaut la vigilance du chercheur ; en effet, il devenait difficile de penser qu’un suffixe de pluriel puisse exprimer, lui aussi, le dense.
La plupart des objets denses n’existent qu’à l’état de dense, par nature. C’est pourquoi, leurs noms n’envisagent aucune forme de singulier. Les noms adala, loti, ɖoozi et les autres cités ci-dessus ne renvoient à aucune forme de singulier connue. Mais il y a des denses qui se créent à partir d’objets primitivement individus : la foule des spectateurs dans un stade de football est, certes, dense ; mais sa densité est le fruit d’une concentration d’individus ; la densité des grains de sorgho dans un bol est le résultat d’un regroupement massif de grains individuels. Il y a donc une sorte de dérivation qui fait du dense un dérivé du pluriel. Cette dérivation est à la base des couples de substantifs qui naissent à partir d’un même radical et d’un même suffixe de pluriel.
Issus d’une même forme de base les membres du couple ne peuvent êtres qu’homophones. Ce qui les différencie c’est la nature de l’objet que chacun désigne. Soit l’exemple du radical mɩl- et de son suffixe de pluriel -a. La forme de base /mɩl-a/ va donner le substantif mɩla qui désigne les plants ou tiges de sorgho et le substantif homophone mɩla qui désigne une concentration, un amas de grains de sorgho. Seul le contexte discursif permet de distinguer les deux homophones. Quand on dit « Abu wɛ ɛ ɖɛɛ mɩla n daa » ‘Abou est allé dans le champ de sorgho’, mɩla désigne les plants/tiges de sorgho. Mais quand on dit « ɩ ɖɛɛlʋ wa n yam mɩla » ‘sa femme vend du sorgho’, mɩla désigne les grains amassés. Pour désigner les grains de sorgho pris individuellement, on recourt à un groupe de noms : mɩla n biya, littéralement /tiges de mil (mɩla)/ de (n)/ enfants (biya). Le type de dérivation sémantique qui existe entre les deux mɩla est celle d’un objet qui naît d’un autre : des sorgho-tiges dérivent des grains de sorgho. C’est le même type de dérivation qui existe entre les objets désignés par les deux membres homophones de l’association /tʋ-tɩ/ et qui ont pour forme de surface tʋʋnɩ. L’un des tʋʋnɩ désigne les abeilles, l’autre le miel, un produit d’abeilles.
Quand l’occasion se présente, la langue introduit une différence de forme pour confirmer la différence sémantique entre les membres du couple. L’occasion se présente lorsque l’association entre le radical et le suffixe génère un CC. Pour l’un des membres on procède par l’intercalation vocalique et pour l’autre par la chute consonantique. C’est ce qui se passe avec l’association /sʋl-tɩ/ déjà évoquée plus haut. Avec la voyelle intercalaire /ɩ/ on obtient /sʋl-ɩ-tɩ/ qui se réalise sʋlɩ́nɩ ‘arbres de néré’ tandis qu’avec la chute consonantique on a /sʋ-tɩ/, soit sʋtɩ ‘poudre de néré’. La poudre, produit du néré est, bien entendu, dense. C’est par la même procédure qu’on obtient, à partir de /wɩl-sɩ/ les formes réalisées wɩlasɩ ‘étoiles’ et wɩsɩ ‘soleil’. Ici, wɩsi est sensé représenter un objet issu de l’objet représenté par wɩlasɩ ; cet objet est sensé être dense. En quoi le soleil est-il un produit des étoiles, en quoi est-il dense ?
Le miel est un produit d’abeilles, la poudre de néré un produit d’arbres et le sorgho-grain un produit de sorgho-tiges. Y a-t-il un lien forcé entre la propriété de dense et celle de sous-produit ? Dans le cas du sorgho-grain, la densité n’est-elle pas liée au conditionnement de l’objet. Il semble que la propriété de dense concerne l’état dans lequel se trouvent les grains. C’est quand ils sont amassés qu’ils deviennent denses. On peut donc élargir la dérivation au conditionnement de l’objet. La foule est dense, mais les individus qui la composent ne le sont plus quand elle se disperse. Le rapport de dérivation entre les étoiles et le soleil peut être un rapport de conditionnement. Les étoiles sont des individus quand ils sont épars dans le ciel, la nuit. Si dans l’esprit des Ancêtres des Tem le guide du jour n’est pas différent des guides de la nuit, alors le soleil est un amas d’étoiles. La nuit comme le jour, les Ancêtres du désert ont affaire aux mêmes guides, les étoiles, mais conditionnés différemment.
Selon l’article Le Soleil, notre dieu unique et céleste à tous, le Soleil est dieu pour les Ancêtres des Tem. Y a-t-il une contradiction entre cette croyance et la représentation physique du globe solaire qui ressort de la présente discussion ? S’il n’y a pas de contradiction entre adorer une idole et reconnaître celle-ci est fabriquée à partir d'un banal morceau de bois, il ne peut y avoir de contradiction entre un soleil-amas d'étoiles et le même soleil-image de dieu. Mais il n’est pas exclu que pour ces Ancêtres l’étoile elle-même soit dieu. Ce pourrait être un dieu qui, en état d’isolation n’est utile aux hommes qu’en tant que guide de la nuit. Il ne gagnerait plus d’intérêt aux yeux des hommes que quand il se met ensemble avec les autres dieux-guides. La réunion aurait lieu à la fin de la nuit et alors l’amas des dieux, sans cesser d’être guide, offre aux humains et à la nature la lumière et la chaleur, sources de leur épanouissement. Certains Egyptologues n'affirment-ils que le Pharaon, être divin parmi les hommes, aspire à rejoindre une étoile à sa mort. Cela expliquerait la construction d’une galerie qui part de sa chambre funéraire et qui aboutit à une ouverture sur un flanc de la pyramide. L’ouverture pointerait vers une étoile, considérée comme le domaine du divin.
Vous remarquerez, cher lecteur, que dans Le Soleil, notre dieu unique et céleste à tous, c’est par son radical wɩl- que le mot wɩsɩ nous a conduit dans l’Egypte d’un Akhenaton qui avait opté pour un dieu unique. Dans le présent article, c’est par son suffixe -sɩ qu’il nous introduit dans le secret des rapports entre les êtres célestes. Quel bois sacré que ce wɩsɩ qui, de quelque côté qu’on le prenne, nous tire fatalement vers l’Egypte ancienne, quand même telle n’est pas notre destination première !