vendredi 26 novembre 2010

Sokodé et Didauré, deux noms pour une même cité ?

En pays tem, lorsqu’on veut se rendre d’un village au chef-lieu de la Préfecture de Tchaodjo, on a trois manières de l’annoncer : 1) Mɛ n ɖɛɛ Đɩdawʋrɛ ‘je vais à Didauré’, 2) Mɛ n ɖɛɛ Sɔgɔɖɛyɩ ‘je vais à Sokodé’, 3) Mɛ n ɖɛɛ Sookooɖee ‘je vais à Sokodé’. Ces trois façons de dire la même chose sont sociologiquement connotées. La première sort plus souvent de la bouche des personnes non scolarisées, particulièrement les femmes, à preuve, sur les marchés régionaux où les fermières viennent proposer du vivrier aux revendeuses de Sokodé, les premières appellent les secondes Đɩdawʋrɛ alaa ‘les femmes de Didauré’. La seconde façon de s’exprimer s’entend avec les personnes scolarisées et quelques analphabètes. La troisième, quant à elle, appartient au ‘frantem’ (français+tem), ce mélange de Tem et de français, propre aux scolarisés d'un certain niveau.

Aussi la deuxième ville du Togo est-elle connue sous deux noms, Didauré et Sokodé, deux désignations pratiquées à un même degré par les populations autochtones. Logiquement une double nomination intervient lorsque 1) un changement notable intervient dans la cité et est de nature à lui faire changer de statut, 2) l’opération transformatrice se fait à partir non pas de l’ensemble de la cité mais à partir de l’un de ses quartiers et 3) le quartier, siège de la rénovation, porte un nom. Les acteurs de la rénovation ont tendance à désigner l’ensemble de la cité transformée par le nom du quartier où le changement a eu lieu ou a débuté ; mais les habitants et les voisins de la cité, eux, continuent d’appeler celle-ci par son nom habituel.

En se fondant sur l’habitude des Administrations coloniales qui consiste à préférer installer leurs Quartiers Généraux à l’écart de l’agglomération autochtone et en tenant compte de l’expression suivante
« [le Dr Kersting] se replia sur Adjéidê au poste de Kri-Kri »
(Union des Communes du Togo, www.uct-togo.org, Présentation générale de Sokodé)

on peut dire que les noms Adjèidè et Kri-Kri, désignant tous les deux l’une des cités mola du pays tem, illustrent le processus de la double nomination tel qu’exposé ci-dessus. En effet, la citation de l’UCT semble dire que Kri-Kri est le nom d’un quartier ou d’une localité proche d’Adjèidè. Ce ne serait qu’à la suite de l’événement relaté dans la citation que le village est devenu Kri-Kri pour l’Administration et l'état civil tandis qu’il est resté Adjèidé pour les autochtones.

La double nomination du chef-lieu de la Préfecture de Tchaoudjo résulte-t-elle du même processus ? Certes, les couples de noms Sokodé/Didauré et Kri-Kri/Adjèidè partagent deux propriétés : 1) à l’instar de la cité de Adjèidè, la transformation de la cité de Sokodé a commencé avec l’installation d’un poste administratif par les Allemands ; 2) seul un membre de chaque couple, Sokodé pour le premier et Kri-Kri pour le second, a eu les faveurs de l’état civil. Cette double similitude a suffi pour convaincre certains qu’au départ il n’y avait que Didauré ; Sokodé ne serait apparu que grâce à un processus d’urbanisation. Parmi ceux qui en sont convaincus, il y a l’UCT qui, dans sa présentation de la commune de Sokodé, parle de
« village de Didaouré, aujourd’hui quartier central de la ville de Sokodé »
et reconnaît que
« les Allemands, depuis leur installation jusqu’à leur départ […] en 1914, organisèrent le centre en construisant leurs bâtiments administratifs et en réalisant des aménagements dans les quartiers ».
A travers ces propos l’UCT veut dire qu’au départ il y avait un village du nom de Didauré et qu’après un processus d’urbanisation, ce village est devenu un quartier d’une cité urbaine baptisée Sokodé.

Les auteurs de Sokodé, ville multicentrée (http://books.google.fr/), J. C. Barbier et B. Klein, abondent dans le même sens que l’UCT (s’ils n’en sont pas plutôt les inspirateurs) avec plus de précision quant à l’origine du mot Didauré ; ils écrivent, p. 17 :
« A proximité du lieu d’implantation de leur poste militaire et administratif, [les Allemands] trouvèrent un village de commerçants et d’artisans d’origine soudanaise, un dîda’ûré (nom générique désignant ce type d’agglomération, qui a donné le nom propre du quartier Dîda’ûré) »
En plus clair, les auteurs pensent que dîda’ûré est un nom commun qui désigne un type de village ; de nom commun dîda’ûré est devenu un nom propre quand l’agglomération qu’il désignait est devenue un quartier d’une cité urbaine qui a pris le nom de Sokodé.

La thèse de l’UCT-Barbier-Klein ne manque pas de bon sens mais ce bon sens résulte d’une observation superficielle. Sa faiblesse apparaît dans son incapacité à répondre à des questions aussi simples que les suivantes : 1) L’urbanisation de Sokodé a commencé depuis la fin du 19e siècle et, en 2010, elle se poursuit encore. A quel stade de cette urbanisation le dîda-ûré-village a-t-il été rebaptisé du nom de Sokodé ? 2) Qui est-ce qui aurait choisi le nom de baptême, les Allemands, les Français, le Ouro Esso ou les Dîda’ûrais ? A vrai dire, les deux noms, Sokodé et Didauré ont toujours coexisté, avec même, ironie du sort, un droit d’aînesse en faveur de Sokodé. C’est ce qui va ressortir de l’analyse linguistique des deux noms.

Sokodé
La prononciation [sokode] et la transcription Sokodé sont celles de l’Administration depuis ses origines coloniales. La prononciation autochtone est [sɔgɔɖɛyɩ]. Sɔgɔɖɛyɩ fait partie du paradigme des noms propres. Comme tel, il est dépourvu de suffixe. Sa forme finale -ɛyɩ, peu commune en Tem, le range dans un sous-paradigme de quatre unités dont les trois autres sont : Kɩzɛyɩ ‘nom de la rivière qui arrose le village de Tchalo’, Sɛgbɛdɛyɩ ‘nom de l’un des six places de marché du pays tem’ et kɔɖɛyɩ ‘envie irrésistible’.

Un nom commun dépourvu de suffixe de genre est un emprunt. Kɔɖɛyɩ est donc un emprunt. Si l’une des unités du sous-paradigme est un emprunt il y a des chances pour que les autres unités soient, elles aussi, des emprunts, et très probablement des emprunts à une même langue, ce qui renforce leur unité.

En plus d’être des noms propres probablement empruntés à une même langue, Sɔgɔɖɛyɩ et Sɛgbɛdɛyɩ se manifestent sous des formes fortement semblables à deux niveaux. Au niveau phonétique les deux noms sont rythmés en quatre syllabes chacun : /sɔ-gɔ-ɖɛ-yɩ/ et /sɛ-gbɛ-dɛ-yɩ/. Le niveau morphologique crée un soupçon de composition nominale. En effet, les deux noms commencent par une syllabe initiale qui est sɔ dans un cas et sɛ dans l’autre. La première n’a pas une voyelle ɔ par hasard ; elle semble être une réponse au ɔ de la syllabe gɔ suivante. La deuxième n’a pas non plus une voyelle ɛ par hasard ; elle serait une réponse au ɛ de la syllabe gbɛ suivante. Une telle harmonisation vocalique intervient lorsque la syllabe initiale est le radical d’un nom servant de déterminant dans un mot composé. Lorsque, par exemple /tar/, radical de tarʋʋ ‘palmier raphia’ est en situation de déterminant d’un nom composé, sa voyelle /a/ varie de timbre en fonction du timbre de la voyelle du radical du nom déterminé ; on a ainsi [a] dans /tar-faadɩ/ qui se réalise tafaadɩ ‘feuilles de raphia’, [e] dans /tar-kpeti/ prononcé tekpeti ‘palmes de raphia’ et [ɛ] dans /tar-sɛɛlɛ/ prononcé tɛsɛɛlɛ ‘écorce de palme de raphia’. Sɔgɔɖɛyɩ et Sɛgbɛdɛyɩ semblent résulter d’une composition nominale à partir d'un même radical déterminant, /sa/. Cette similitude de la structure des mots Sɔgɔɖɛyɩ et Sɛgbɛdɛyɩ avec un mot composé a inspiré des intuitions qui ont vu en Sɔgɔɖɛyɩ la prononciation d’un composé, /sɔm-kɔɖɛyɩ/ ‘viande-forte envie’.

Pour justifier le sens du mot traduit par ‘forte envie de viande’ ces intuitions ont prétendu que le lieu était ainsi désigné parce que particulièrement giboyeux et qu’on s’y rendait quand on avait envie de viande. La justification est réfutable grâce à deux arguments, l’un morphologique, l’autre sémantique.

Pour l’argument morphologique il faut rappeler que dans tous les composés où sɔm ‘viande’ intervient comme nom déterminant, il ne se déleste pas de sa consonne nasale (m) ; le composé /sɔm-cɩɖɛ/ (viande-morceau) ne se prononce pas [sɔjɩɖɛ] mais [sɔnjɩɖɛ] ‘morceau de viande’, avec /n/ représentant /m/ de sɔm ; de même le composé /sɔm-tɔdɔm/ (viande-tendresse) ne donne pas [sɔdɔdɔm] mais [sɔndɔdɔm] ‘viande tendre’, là aussi avec /n/ substitut de /m/ de sɔm.

L’argument sémantique fait valoir l’idée que si /sɔ/ de Sɔgɔɖɛyɩ représentait sɔm, il devrait en être de même de /sɛ/ de Sɛgbɛdɛyɩ et, dans ce cas, Sɛgbɛdɛyɩ aurait un sens attaché à la notion de viande. Or Sɛgbɛdɛyɩ n’était (ni n’est) un marché où l’on trouve plus de volaille ou de petit bétail qu’ailleurs, où l’on propose une cuisine carnée plus importante qu’ailleurs. Il n’y a donc pas de raison de voir dans /sɛ/ le radical ou la racine de sɔm. Et si /sɛ/ de Sɛgbɛdɛyɩ n’a point de rapport avec sɔm, il devrait en être de même de /sɔ/ de Sɔgɔdɛyɩ.

L’objectif visé par la démonstration de la similitude des formes des noms Sɔgɔɖɛyɩ et Sɛgbɛdɛyɩ est de montrer que cette similitude pourrait en cacher une autre, celle des objets désignés. Sɛgbɛdɛyɩ est l’une des places de marché du pays tem. Pourquoi Sɔgɔɖɛyɩ n’en serait-il pas une lui aussi ? Certes,  l’hypothèse repose sur un argument très mince, la similitude des formes mais le processus du peuplement du pays tem et l’organisation des échanges économiques au sein de ce territoire va la renforcer et la rendre crédible.

C’est pour rechercher des terres arables que sept frères Mola quittent les flancs du mont Malfakassa pour les vallées du Mono et de ses affluents. A cette époque, celles-ci étant infestées par la chasse aux esclaves, chacun des frères, à la tête des hommes de son village en âge de se battre, entreprend de se tailler un espace cultivable à l'intérieur des vallées. Au fur et à mesure que des portions de terres sont conquises, le village y installe des familles qui créent des fermes agricoles appelées fɔsɩ (sg. fɔɔ). La conquête se poursuit jusqu’à satisfaction de toutes les familles du village.

C’est ainsi que chaque village mola s’est créé des fermes agricoles parfois éloignés de plusieurs kilomètres de la cité-mère. Une ferme peut compter jusqu’à cinq familles ; elle produit du vivrier, de la volaille et du petit bétail. Une partie de la production est réservée à la consommation, le reste sert 1) à payer un tribut annuel au roi du village, 2) à payer les éventuelles amendes découlant des jugements et 3) à effectuer les échanges commerciaux. Ces échanges s’effectuent entre fermes d’un même secteur sur une place publique hors des fermes et spécialement ménagée à cet effet.

Parce qu’il y a plusieurs groupements de fermes agricoles, il y a plusieurs places de marché sur l’ensemble du pays tem. Officiellement il existe six places de marché appelées, respectivement, Sɛgbɛdɛyɩ, Soom, Kpaarɩ, Kejika, Kudongoli et Kalamaazɩ. Sɛgbɛdɛyɩ dessert les fermes Saasaamdɛɛ et Kalaarɩ des villages de Kadambara et Tchalo ; Kpaarɩ dessert les fermes Đamalaa, Coodi, Đeesu et Abacaŋ, un autre groupe de fermes de Kadambara. Kalamaazɩ qui semble se situer du côté de l’ancien site de Birini devait desservir les fermes des villages de Birini, Dibiyidɛɛ, Kparataawʋ et Yɛlɩvɔɔ. Il est possible que Kudongoli soit une autre place pour les mêmes villages. Soom et Kejika sont des places desservant les villages de la zone montagneuse. La répartition des places par zones de production fait apparaître une anomalie : où s’effectuent les échanges des produits agricoles provenant des fermes de Kpangalam et Caavaadɩ, villages des aînés des sept frères Mola, qui plus est ? Il est inconcevable qu’aucune place de marché n’ait été prévue pour ces villages donc l’activité économique est l’agriculture. Il doit y avoir une place, peut-être même la première des places pour ces deux cités mola qui ont été les premières à s’installer. Et si Sɔgɔɖɛyɩ était cette place ? Une réponse positive à la question ne peut être possible que si l’on parvient à expliquer l’absence de Sɔgɔɖɛyɩ dans le cycle des marchés du pays tem.

Jour de marché
La fermière du pays tem dispose d’un marché local près de sa ferme ; mais elle a un libre accès à tous les marchés du pays. Pour lui permettre de jouir de ce droit mais aussi pour permettre à la commerçante citadine (en pays tem, le commerce du vivrier est un métier de femme) d’accéder à chaque place et, surtout, pour éviter toute concurrence entre places de marché, il a été organisé un roulement de séances : une place ne s’ouvre au marché que si les autres ont épuisé leur tour. D’où la nécessité d’établir un calendrier de roulement. L’ordre chronologique de succession adopté est le suivant : Sɛgbɛdɛyɩ, Soom, Kpaarɩ, Kejika, Kudongoli et Kalamaazɩ. Un jour, c’est le marché de Sɛgbɛdɛyɩ, le jour suivant c’est celui de Soom, ainsi de suite.

Le mot pour dire ‘jour’ en Tem est wɩrɛ (pl. wɛ). Désormais chaque jour sera le jour de marché d’une des places. Tout jour est donc déterminé par le nom de la place où se tient le marché du jour. Ainsi, le jour du marché de Sɛgbɛdɛyɩ est Sɛgbɛdɛyɩ wɩrɛ, le jour du marché de Soom est Soom wɩrɛ, le jour du marché de Kpaarɩ est Kpaarɩ wɩrɛ, le jour du marché de Kejika est Kejika wɩrɛ, le jour du marché de Kudongoli est Kudongoli wɩrɛ et le jour du marché de Kalamaazɩ est Kalamaazɩ wɩrɛ. Si Sɔgɔɖɛyɩ était un marché pourquoi Sɔgɔɖɛyɩ wɩrɛ n’existe pas ? Une explication s’impose.

Didauré
Le territoire tem disposait bien de sept places de marché ; Sɔgɔɖɛyɩ en était la septième. Située à mi-chemin entre Kpangalam et Caavaadɩ, elle devait desservir les fermes des deux cités. Le pays tem était caractérisé  au plan politique par le fait qu'il était régi par la royauté donc par un système centralisé, au plan culturel par le fait qu'il pratiquait le culte des ancêtres et au plan économique par le fait qu'il pratiquait non pas une agriculture de subsistance, mais une agriculture excédentaire dont une partie de l’excédent était commercialisé sur les sept places de marché. C’est dans ces conditions que survint un peuple, les Malʋwa, qui demanda et obtint l’hospitalité du Pouvoir central. Les Malʋwa étaient différents de leurs hôtes parce qu'ils pratiquaient l’Islam et n'étaient pas des agriculteurs mais des artisans (bouchers, ferronniers, cordonniers, coiffeurs-chirurgiens, etc.) et commerçants. Comme ils n’avaient pas besoin de terres à cultiver et qu’ils exerçaient le commerce, l’Autorité royale leur offrit de s’installer près d’une place de marché; ce fut Sɔgɔɖɛyɩ qui les accueillit. Pour le Malʋwa, le commerce est une activité quotidienne ; le Pouvoir l’autorisa à l’exercer tous les jours. Du coup Sɔgɔɖɛyɩ sortit du cycle hebdomadaire des marchés, d’où son absence du calendrier des jours de marché actuels.

Habitués à ce qu'une place de marché ait son jour spécifique, les autochtones virent dans le marché quotidien une nouveauté. Pour eux, une place de marché quotidien n'était rien d'autre qu'une place sans jour spécifique. A leurs yeux, Sɔgɔɖɛyɩ était devenu une place sans jour (sous-entendu sans jour propre), d'où le qualificatif de /ɖɩ da wɩrɛ/ ‘lui-sans-jour’, expression prononcée [ɖɩdawʋrɛ] et retranscrite officiellement en Didauré ou Didaouré.

Pour emporter définitivement l’adhésion du lecteur à la thèse, un dernier point reste à éclaircir. Le Tem est une langue à genres où le pronom (en l’occurrence ‘lui’ de ‘lui-sans-jour’) doit s’accorder en genre et en nombre avec le nom dont il est le substitut. Dans la traduction tem de l’expression (ɖɩ da wɩrɛ) le pronom ɖɩ est accordé à un nom de genre ɖɩ. Quel est ce nom ?

Les noms susceptibles d’être représentés par un pronom dans ‘lui-sans-jour’ sont kɩyɛkʋ ‘marché’, ɖɩdaarɛ ‘place’ et Sɔgɔɖɛyɛyɩ le nom propre de la place. Le nom commun kɩyɛkʋ appartient au genre kɩ, en témoigne la marque d’accord kɩ du démonstratif na ‘ce...ci’ dans kɩyɛkʋ kɩ-na ‘ce marché-ci’. Tout nom propre qui ne renvoie pas à un être humain est rangé dans le genre kɩ ; Sɔgɔɖɛyɩ en est un. Il est donc dans le même genre que kɩyɛkʋ, en témoigne la marque d’accord kɩ du démonstratif na dans Sɔgɔɖɛyɩ kɩ-na ‘ce Sokodé-ci’. La marque d’accord du démonstratif na dans l’expression ɖɩdaarɛ ɖɩ-na ‘cette place-ci’ montre que le nom commun ɖɩdaarɛ 'place' appartient au genre ɖɩ. C’est donc lui qui est représenté par le pronom ɖɩ dans l’expression ɖɩ da wɩrɛ. IL faut comprendre que pour le Tem, le marché c'est d'abord l'espace qui lui est réservé, espace dont on facilite la désignation à l'aide d'un nom propre.

La preuve est ainsi faite : Đɩdawʋrɛ qu’on peut traduire ‘place-sans-jour spécifique’ par la négative ou ‘place quotidienne’ par la positive, est bien une qualification de Sɔgɔɖɛyɩ en tant que place de marché. Chronologiquement, le nom Đɩdawʋrɛ est postérieur au nom Sɔgɔɖɛyɩ, d’abord parce un qualifiant ne peut précéder son qualifié, ensuite parce que c’est à la suite d’un événement historique que la périodicité de la tenue du marché à Sɔgɔɖɛyɩ a changé, passant de l’hebdomadaire au quotidien.

Concluons …

… par un résumé :
La question de départ vient d’avoir sa réponse. Oui, le chef-lieu de la Préfecture togolaise de Tchaoudjo porte bien deux noms. Ces noms se complètent en tant que qualifié et qualifiant.

Sɔgɔɖɛyɩ était l’une des sept places où se tenaient à tour de rôle les marchés en territoire tem. C’est lorsqu’une communauté musulmane composée de commerçants et d’artisans, les Malʋwa, a été accueillie et installée près de Sɔgɔɖɛyɩ que la place de marché a perdu son rythme hebdomadaire au profit d’un rythme quotidien. Sɔgɔɖɛyɩ est ainsi devenu un marché sans jour spécifique, un Đɩdawʋrɛ comme l’on l'a qualifiée depuis. Dès lors, la place de marché a été tributaire de deux formes de désignation, celle de son nom propre, Sɔgɔɖɛyɩ et celle de sa qualité, Đɩdawʋrɛ.

… sur l’origine de Sɔgɔɖɛyɩ et Đɩdawʋrɛ :
Đɩdawʋrɛ, on le sait maintenant, est une locution proprement tem, faite d’un pronom sujet de genre ɖɩ, d’un verbe auxiliaire de négation, ta et du nom wɩrɛ désignant la notion de jour. Quant à Sɔgɔɖɛyɩ, on a vu que bien qu’il résulte d’une composition nominale à la tem, sa forme finale -ɛyɩ et le paradigme auquel celle-ci le rattache fait de lui un nom d’origine étrangère. La langue d’emprunt ne peut être que le Gurma, langue d’origine des Mola, eux qui, en tant que Maîtres du royaume, avaient à charge de nommer les lieux qu’ils créaient sur les terres conquises par eux. En attendant les recherches pour confirmation sur l’origine gurma de Sɔgɔɖɛyɩ, on retient que Đɩdawʋrɛ est d’origine tem tandis que Sɔgɔɖɛyɩ est d’origine étrangère.

… sur l’accaparement culturel des deux noms :
L’expression qualifiante Đɩdawʋrɛ étant apparue avec l’installation des Malʋwa, l’agglomération que ceux-ci ont construite sur place a adopté ce qualifiant comme nom propre. Depuis l’ancienne place de marché pouvait être repérée soit par rapport au nom originel Sɔgɔɖɛyɩ, donc à la place, soit par rapport au qualifiant Đɩdawʋrɛ, donc au village malʋwa. Au fil du temps le qualifiant-nom, Đɩdawʋrɛ, a commencé à prendre, aux yeux de tous (autochtones comme allogènes) la couleur culturelle du malʋwa, au point d’induire en erreur des chercheurs aussi chevronnés que Barbier et Klein qui ont vu derrière le nom désormais propre de Đɩdawʋrɛ un nom commun désignant tout ghetto musulman dans un milieu non islamisé. A cause peut-être de cette coloration culturelle, les populations autochtones et l’Autorité royale sont restés attachés au nom premier de la place, Sɔgɔdɛyɩ épargné par l’inculturation malʋwa. L’Autorité traditionnelle étant celle avec laquelle l’Autorité administrative négocie pour tout arrangement en faveur d’une cohabitation pacifique entre administrateurs et administrés, le nom du lieu qui a été donné à l’Administration pour désigner la nouvelle cité a été celui pratiqué par l’Autorité royale, à savoir Sɔgɔdɛyɩ. C’est pourquoi pour l’état civil, le chef-lieu de la Préfecture est Sokodé (transcription de Sɔgɔɖɛyɩ). Ainsi deux civilisations se sont accaparées chacune un des deux noms du marché tem : la communauté musulmane s’est appropriée Đɩdawʋrɛ tandis que l’Administration, elle, a adopté Sɔgɔɖɛyɩ.

… sur le calendrier hebdomadaire tem :
Toute civilisation pratique une division du temps, une division imposée par le cycle des saisons, celui de la lune et celui du soleil. Grâce à ces cycles on a partout les notions d'année, de mois et de jour. Mais comme rien de naturel n’impose le découpage en semaine, certaines civilisations ignorent cette notion. Celles qui l'ont sont celles qui l'ont créée à partir de l'organisation journalière de leurs activités ou d'autres faits culturels tels que la dation des noms propres aux enfants selon leur rang de naissance. Une semaine créée dans ces conditions ne peut compter le même nombre de jours partout. Au sein d'une même civilisation le nombre de jours de la semaine peut varier avec le temps. C'est cas de la semaine tem. Basée sur le cycle des marchés, elle comptait sept jours; elle est passé ensuite à six lorsque l'une des places de marché a été sortie du cycle hebdomadaire.

La nécessité d'une harmonisation internationale du découpage du temps en semaine a imposé la semaine sémitique, une semaine de sept jours. Celles des civilisations qui ignoraient la notion de semaine l'ont purement et simplement adoptée. Celles qui disposent d'une semaine l'ont adaptée avec, éventuellement, des réaménagements consistant par exemple à soustraire ou à rajouter un jour. Le calendrier tem a accueilli la semaine de sept jours au moment où son propre calendrier ne comptait plus que six jours. On a dû en rajouter un jour. C'est l'œuvre de Robert de Creaene et Tchagbara L. Soli N’gobou qui, dans un livret de 10 pages intitulé Đaatɩ Kalandriyee élaboré à Sokodé en 1995, ont créé un jour de marché fictif appelé ɭsɔɔwaazɩɩna wɩrɛ correspondant à jeudi. Ils ont, d’autre part, fait correspondre Kejika wɩrɛ à dimanche, Kudongoli wɩrɛ à lundi, Kalamaazɩ wɩrɛ à mardi, Sɛgbɛdɛyɩ wɩrɛ à mercredi, ɭsɔɔwaazɩɩna wɩrɛ à jeudi, Soomi wɩrɛ à vendredi et Kpaarɩ wɩrɛ à samedi.

Maintenant qu’on sait qu’il a existé une septième place de marché qui servait à une septième séance de marché pourquoi ne pas la réintégrer dans la semaine tem actuelle à la place du jour fictif ? On aurait Sɔgɔɖɛyɩ wɩrɛ au lieu de ɭsɔɔwaazɩɩna wɩrɛ.

Au cas où il est adopté, on n'oublie pas que Sɔgɔɖɛyɩ wɩrɛ est le marché de la capitale régionale. On a tout avantage à le faire correspondre à l’actuel marché hebdomadaire de Sokodé qui a lieu les lundis. Par ailleurs, la ressemblance formelle entre les noms Sɔgɔɖɛyɩ et Sɛgbɛdɛyɩ et la proximité des places de marché qu’ils désignent devraient inciter à faire suivre Sɔgɔɖɛyɩ wɩrɛ de Sɛgbɛdɛyɩ wɩrɛ.

Le calendrier hebdomadaire connaîtrait alors la succession suivante : Sɔgɔɖɛyɩ wɩrɛ pour lundi, Sɛgbɛdɛyɩ wɩrɛ pour mardi, Soomi wɩrɛ pour mercredi, Kpaarɩ wɩrɛ pour jeudi, Kejika wɩrɛ pour vendredi, Kudongolí wɩrɛ pour samedi et Kalamaazɩ wɩrɛ pour dimanche.

Dans la prononciation le nom de la place et wɩrɛ fusionnent pour donner un seul mot. Ainsi Sɛgbɛdɛyɩ wɩrɛ devient Sɛgbɛdɛɛrɛ et, par analogie, Sɔgɔɖɛyɩ wɩrɛ devrait se prononcer Sɔgɔɖɛɛrɛ. Ainsi les jours de la semaine seraient : Sɔgɔɖɛɛrɛ, Sɛgbɛdɛɛrɛ, Soomiire, Kpaarɩɩrɛ, Kejikaarɛ, Kudongoliire et Kalamaazɩɩrɛ.

jeudi 11 novembre 2010

Ouro, d'où viens-tu ?

Quand on s’intéresse à une langue, que ce soit d’un point de vue professionnel (linguiste, grammairien, etc.) ou par jeu (griot, poète, tout esprit curieux), il est des mots qui, comme un aimant, attirent l’attention par leur forme peu ordinaire et/ou sujette à interprétation. En Tem, nombreux sont les mots de ce type. On a déjà examiné ici même et ailleurs (http://kotokoli.blog.free.fr) le cas des mots Tchaoudjo et Kotokoli. Mais il y en a d’autres qui, bien que de forme non canonique, passent pour des mots ordinaires et n’attirent l’attention que du seul initié. C’est le cas du mot Ouro qui est d’un emploi tellement fréquent qu’il passe pour le mot le plus ordinaire de la langue. Il est fréquent dans les patronymes tem (Ouro-Sama, Ouro-Koura, Ouro-Bodi, Ouro-Djobo, etc.) ; il est fréquent dans les jurons (na Ʋsɔɔ Ouro kʋbɔnɩ ‘par Dieu Tout-Puissant !’) ; il sert à désigner l’Autorité suprême du village ou du royaume. De plus, à la différence des mots tels que Tchaoudjo ou Kotokoli, le mot Ouro est objet de dérivation, démontrant qu’il a acquis les propriétés du mot ordinaire : de lui dérivent, en effet, les mots kewurɔɔ ‘règne, royauté’, aworonbu ‘prince éligible’, aworonbiidi ‘qualité de prince éligible’, awuraanaa ‘assemblée des princes (par opposition à celle des religieux, alfaawa)’, malʋwuro ‘autorité politique des Malʋwa’. Mais, comment traduire ce mot dans la présente langue de travail, le français ? Comment expliquer ce double statut de mot d’emprunt et de mot d’origine qu’a Ouro ?



Un problème de traduction

La population d’un village tem est organisée de manière hiérarchique, une hiérarchie à laquelle s’est adapté l’habitat. L’unité familiale est faite de plusieurs familles issues d’une même fratrie. Des frères et leurs familles respectives se regroupent au sein d’une concession. Celle-ci est faite de plusieurs cases rondes (mur en banco et toit de paille) disposées en cercle autour d’une cour intérieure appelée tɔɔ (pl. taazɩ). L’une des cases est plus grande que les autres : c’est la case d’entrée et sortie de la concession. Elle constitue le salon de la concession : lieu de réception, de réunion ; elle loge aussi le ou les chevaux de la concession. Cette pièce est appelée ɖugore (pl. ago). Elle donne son nom à l’ensemble de la concession.

Les ago sont, à leur tour, disposés en cercle autour d’une cour commune protégée en son centre par un arbre ombrageux qui sert de lieu de concertation des adultes et d’aire de jeu pour les enfants des dits ago. La cour commune est appelée wanɔɔ (pl. wanasɩ). Le wanɔɔ donne son nom à l’ensemble des ago qu’il regroupe. Chaque wanɔɔ est dirigé par un responsable, généralement l’aîné des responsables de concession. Selon sa taille, un village peut compter jusqu’à une vingtaine de wanasɩ. Le village est sous la direction de l’un des wanasɩ à travers l’un des responsables de ɖugoré. Celui-ci est désigné par le terme de Ouro. Son rôle est d’assurer la sécurité du village, de rendre justice, d’intervenir auprès des mânes des ancêtres pour garantir le bien-être à la population villageoise. On est Ouro à vie.

Comment le Ouro tel que décrit peut-il se traduire en français ? Tout bilingue connaît la difficulté de traduire un mot par un autre même quand l’objet désigné est le même. Soit le cas de l’animal qu’on appelle ɖeere en pays tem. Son équivalent en France est le cheval. On pourrait donc être tenté de dire que ɖeere se traduit par cheval en français. Ce faisant on ne procède que par approximation car le contenu sémantique de ɖeere et celui de cheval ne se correspondent pas totalement. Quand on parle de ɖeere, en pays tem on pense à la classe des nobles qui a le droit de posséder un cheval ou au guerrier ; tandis qu’en France cheval évoque les écuries, les concours hippiques, le tiercé. Voilà une première difficulté.

Une deuxième difficulté de traduction intervient lorsque les réalités ne sont que semblables et qu’elles comportent des différences notables : dans le domaine de l’Autorité, par exemple, on peut être Ouro pour un village ou pour un ensemble de villages tandis que dans l’Europe féodale on est seigneur sur un morceau de territoire et roi pour l’ensemble du territoire. Traduira-t-on Ouro par roi et/ou par seigneur ?

Dans le cas spécifique de Ouro, deux difficultés supplémentaires surviennent avec le contexte sociopolitique. Le besoin de traduire dans une langue européenne les termes désignant les autorités africaines est apparu pour la première fois avec l’occupation de l’Afrique par l’Europe. Ce besoin a connu deux phases, la phase diplomatique et la phase politique.

La phase diplomatique n’a existé que pour les territoires qu’on occupait par négociation. Le représentant du pays colonisateur négociait un « traité de protectorat » avec l’Autorité africaine en place. Pour rendre « crédible » son traité, l’« explorateur » avait alors intérêt à attribuer à son interlocuteur les titres les plus honorifiques. C’est ainsi que pour Gustav Nachtigal, agissant pour le compte du roi de Prusse, Efyɔ Mlapa III de Togoville a équivalu à Roi Mlapa III dans le pacte concédant le Togo à l’Allemagne.

Mais dès que l’Administration coloniale eut pris le pouvoir en tant qu’autorité unique de la colonie, le traitement des différents « rois » présents ici et là sur le territoire prit une autre allure. L’ancienne autorité locale ne fut plus une autorité avec laquelle on devait traiter d’égal à égal ; ce fut désormais une autorité soumise, donc vidée de son ancien contenu. La traduction des termes Efyɔ, Ouro et autres du même type prit un caractère politique empreint d’humiliation. Désormais on parlera de chef de village, de chef traditionnel, de chef de canton, bref de chef et non plus de roi.

Il est important de bien appréhender le sens premier de chef pour comprendre celui que ce mot a dans l’usage qu’en fait l’Administration coloniale. Chef vient du latin caput ‘tête’. C’est pourquoi on parle de couvre-chef pour désigner toute forme de coiffe qui couvre la tête. Le terme chef suppose deux réalités : un groupe de personnes au sein duquel la personne qui sert de porte-parole ou qui commande les autres est appelé chef et une autorité supérieure à laquelle obéit le chef. On est chef à la fois pour son groupe et pour son supérieur.  C’est pourquoi ce terme est abondamment pratiqué dans l’armée. Le chef est chef de file de son groupe mais aussi un chef soumis à une autorité supérieure. Quand l’Administration traduit Ouro par chef, elle veut dire que l’autorité de celui-ci sur ses sujets est celle que lui concède l’Administration à laquelle lui-même est soumis. D’une certaine manière l’Administration n’a pas tord de traduire Ouro par chef car le contenu qui faisait de Ouro un roi est désormais vidé. Autant le Ouro-roi était un Ouro autonome et perçu comme autorité suprême par ses sujets, autant le Ouro-chef est le Ouro dépendant et sans autre autorité que celle que lui concède l’Administration.

La réponse à la question de savoir quelle traduction (Ouro-roi ou Ouro-chef) il convient d’adopter relève du domaine de recherche. Si le chercheur décrit la réalité sociologique née après la colonisation, il est obligé de traduire Ouro par chef ; mais s’il est intéressé par les réalités sociologiques d’avant la colonisation, c’est le cas de la recherche étymologique qui fait l’objet du présent article, il devra traduire Ouro par roi. C’est notamment sous cet angle qu’il pourra mieux expliquer la présence de Ouro dans les patronymes.



Ouro dans les patronymes

La société tem, celle d’aujourd’hui comme celle d’hier, est une société où le culte de l’honneur est très présent. Quand un homme adulte se prénomme Boukari, il est rare que l’on l’appelle Boukari tout court ; on lui fait l’honneur de l’appeler Malam Boukari s’il sait lire et réciter le Coran, Alfa Boukari si, en plus de savoir lire et réciter le Coran, il l’enseigne. On l’appellera El Hadj Boukari s’il a effectué un pèlerinage aux lieux saints de l’Islam. Même quand il ne sait ni lire ni réciter le livre saint, l’on le désignera quand même par Malam Boukari. Ce culte de l’honneur n’est pas limité au seul cadre religieux. Celui-ci n’est que l’héritier du culte de l’honneur qui prévalait à l’époque préislamique. Quand on s’appelait Agoro et qu’on devenait roi, on était appelé automatiquement Ouro Agoro. Mais on pouvait être Agoro et, sans être roi, se voir appeler Ouro Agoro, à titre purement honorifique.

Il faut rappeler que des noms comme Agoro, Sama, Bodi ou Nilé ne sont pas donnés à la naissance. Ce sont des noms que l’homme adulte se donne lorsqu’il a atteint l’âge de la sagesse. En soi, Agoro, Sama, etc. sont des noms honorifiques en tant que noms de Sages. Celui qui est Agoro et qui faisait la preuve d’être un bon père de famille, on associait son nom au titre honorifique de Tcha ‘père’ et il devenait Tcha Agoro. Si, en plus d’être bon père de famille il gérait harmonieusement une famille nombreuse, on associait son nom au titre honorifique de Ouro parce qu’on supposait que s’il sait gérer une famille nombreuse, il doit être capable de devenir roi ; il devenait alors Ouro Agoro. On peut donc être Ouro Agoro en vrai ou Ouro Agoro honoris causa.



Malentendu sur le sens de Ouro Esso

Les villages tem, notamment ceux de la Préfecture de Tchaoudjo sont constitués en royaume, le royaume de Tchaoudjo. Chaque village du royaume a, à sa tête, un Ouro. Le royaume lui-même a, à sa tête, un Ouro appelé Ouro Esso. Esso désignant dieu, certains ont vu dans ce mot une association de l’autorité de Ouro à celle de Dieu et ont traduit Ouro Esso par « chef divin » ou « chef-dieu ». Dans leur « Histoire traditionnelle des Kotokoli et des Bi-Tchambi du Nord-Togo » (Bulletin de l’IFAN, T. XXII, sér. B, nos 1-2, 1960, pp. 211-233), J-C Froelich et P. Alexandre, en pages 222 et 223 notamment, ont été les premiers à traduire Ouro Esso par « chef divin ». Dans une étude qu’il signe seul (« Organisation politique des Kotokoli du Nord-Togo » dans Cahiers d’études africaines, 1963, vol 4, n° 14, pp. 228-274), Pierre Alexandre, page 248, réitère l’interprétation qu’il a préalablement partagée avec J-C Froelich : l’expression Ouro Esso équivaut sous sa plume à « Chef-Dieu ». Cette interprétation a servi de point de départ à deux formes de spéculation. La première forme croit découvrir à travers « chef-dieu » une certaine « pensée politique kotokoli ». Elle est formulée par Jean Claude Barbier et Bernard Klein dans leur ouvrage intitulé Sokodé, ville multicentrée du Nord-Togo, une publication numérique (http://books.google.fr). A la page 22 de l’ouvrage, les auteurs écrivent, parlant du pays tem :

« La chefferie politique englobe plusieurs quartiers et se présente comme un village, naguère fortement aggloméré. Elle peut ainsi englober des quartiers distincts les uns des autres (cas d’Adjéidê et de Dawdê), voire plusieurs villages. Dans ce dernier cas, on peut parler de chefferie suprême pour indiquer que le chef politique coiffe d’autres chefs de village. La pensée politique kotokoli l’entend bien ainsi puisque, dans certains cas, le chef n’est pas appelé « uro » (ou « wuro » selon les prononciations), mais ladjo à Bafilo, yérima à Dawdê, uro-îsôô (ni plus ni moins que « chef-Dieu » !) au Tchawûûdjo ».

La seconde forme de spéculation veut tirer profit de la traduction « chef-dieu » pour grandir l’image de marque du royaume tem. Pour elle, le roi des rois tem tutoierait le dieu du ciel (!) au même titre que les rois de droit divin de France ou les Pharaons d’Egypte. Cette spéculation transparaît dans un article intitulé « Chefferie traditionnelle, un pan de la culture tém » et publié sur le site de Togo Culture Plus
(http://www.togocultureplus.com/leiten14.html) à la rubrique Histoire tem. L’auteur, Affoh Akpo, fait sienne la traduction « chef-Dieu » pour Ouro Esso. Il dit  refléter le point de vue de ce qu’il appelle le « Trône de Komah ». Mais l’orthographe utilisée pour transcrire les mots « uro-îsôô » et de « Tchawûûdjo » trahit une lecture fraiche de l’œuvre de J. C. Barbier et B. Klein.

Aucune des deux formes de spéculation ne résiste face au vrai sens de Ouro Esso. Le roi des rois n’est pas divin pour un sou. Pour le prouver il suffit de faire prévaloir deux arguments, l’un anthropologique, l’autre linguistique.

La référence à dieu de la traduction « chef-dieu » nous oblige à faire un détour sur les croyances des Tem à l’époque préislamique. Les Tem croient en trois types d’êtres surnaturels : dieu (ʋsɔɔ), les génies (alewɔɔ) et les  ancêtres (adɛdɩnaa). Ʋsɔɔ est unique et céleste ; il est le créateur de la terre et des êtres qui y vivent ; mais pareil à une mère qui donne la vie à des petits et les abandonne à leur sort, Ʋsɔɔ ne s’occupe pas du sort de ses créatures. Quatre preuves attestent ce point de vue : 1) On pourrait considérer que le pouvoir de faire venir ou de chasser la pluie appartient à Ʋsɔɔ ; pour les Tem ce n’est pas le cas ; pour appeler la pluie ou la faire cesser, ils ont recours à des hommes détenteurs du pouvoir de la pluie hérité de leurs ancêtres ; 2) Parmi les nombreux cultes et sacrifices que les Tem vouent aux forces surnaturelles, aucun n’est dédié à Ʋsɔɔ ; 3) Le Ouro Esso lui-même ne fait l’objet d’aucune adoration ; bien au contraire c’est lui qui sert en tant prêtre en chef lors des cultes rendus aux forces surnaturelles ; 4) Aucune des formules de salutation et de vœux de l’époque préislamique ne fait référence à Ʋsɔɔ.

Dans sa perspicacité d’anthropologue, P. Alexandre, 1963 a bien noté le fait qu’il n’existait pas une cérémonie d’adoration destinée ni à Esso, ni à Ouro Esso ; il a fort bien remarqué que lors des cérémonies d’une certaine envergure c’est le Ouro Esso qui servait les divinités. Il trouvait donc bizarre que le titre de Ouro soit associé à Esso en tant que divin. Le seul argument qui lui manquait pour renoncer à sa traduction « chef-dieu » était linguistique.

Ʋsɔɔ (Esso) désigne dieu, cela est vrai, mais le même terme désigne le ciel, le domaine de dieu. Ʋsɔɔ, ‘ciel’ et tɛɛdɩ ‘terre’sont deux espaces qui se trouvent opposés l’un à l’autre sur l’axe vertical ; à ce titre ils vont servir de point de repère dans le système tem de l’orientation. Ʋsɔɔ-daa ‘ciel-dans’ va servir à repérer le haut tandis que adɛ ‘par terre’, construit à partir de la racine tɛ de tɛɛdɩ, sert à repérer le bas. En clair, derrière le mot ʋsɔɔ, on peut avoir affaire à dieu ou au système de repérage. Et comme dieu est pratiquement absent de la vie courante, il y a plus de chance que ce soit pour repérer le haut. Soit le patronyme Esso (Ʋsɔɔ). Renvoie-t-il au divin ou au repère spatial ? Esso (Ʋsɔɔ) n’est que l’abréviation de Ʋsɔɔgbaarɩ (originellement Ʋsɔɔgbaarʋ) composé comme suit : ʋsɔɔ-kpaa-r-ʋ où ʋsɔɔ peut renvoyer à dieu ou à l’espace-ciel, où kpaa renvoie au verbe monter/grimper, où r est un dérivatif d’agent et ʋ le suffixe du genre des humains. La construction se laisse traduire par ‘celui qui monte vers le ciel’. Ʋsɔɔ (pour le garçon) et Ʋsɔɔgbaarɩ (pour la fille) désignent le bébé qui sort par le bassin lors de son accouchement. Dans cette position peu fréquente de sortie, le bébé a la tête tournée vers le haut ; voilà pourquoi il est surnommé « celui qui monte vers le ciel ».

L’abréviation de Ʋsɔɔgbaarɩ en Ʋsɔɔ prouve que le mot Ʋsɔɔ peut exister seul avec le sens de repère spatial. Il est donc probable que le Esso de Ouro Esso résulte du même procédé d’abréviation d’une formule plus complète qui pourrait être Ʋsɔɔgbaarɩ ou Ʋsɔɔdaanɩ (ʋsɔɔ-daa-n-ʋ) ‘celui d’en haut’. La traduction correcte de l’expression Ouro Esso est donc ‘roi supérieur’ ou ‘roi des rois’.



Transcription et prononciation

Les sommets de l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF) se suivent et se ressemblent par leur contenu : démocratie, développement, coopération. Ils semblent avoir oublié que ce qui a servi de prétexte à la création de l’organisme est la langue française que les pays associés ont en partage. Ils semblent avoir oublié le sommet de Dakar qui a recommandé la promotion des langues partenaires du français de l’espace francophone et particulièrement les langues africaines. Or la tâche urgente à accomplir dans le sens à l’égard de ces dernières est une œuvre de réparation. En effet, pour diverses raisons (limites de l’alphabet français, mauvaise perception des mots africains, fantaisie orthographique, etc.) le français a déformé bien des mots africains, notamment les noms propres. Les patronymes Jalɔ, Ñaŋ, Cam, sont retranscrits Diallo, Niang et Thiam et désormais prononcés di-a-lo, ni-ang et ti-am. Les toponymes Kpalimɛ, Kparataawʋ, Sɔgɔɖɛyɩ, sont retranscrits Palimé, Paratao, Sokodé et désormais prononcés selon la norme française. La tâche de réparation devrait consister à confectionner un dictionnaire où tous les mots africains déformés par l’orthographe française devraient retrouver la bonne transcription selon l’Alphabet phonétique internationale en vue de restituer la bonne prononciation. Ma plaidoirie ne vise pas seulement la restitution légitime de l’identité du mot africain ; elle vise aussi un but scientifique. La graphie française oriente le plus souvent le chercheur-étymologiste des mots africains sur de fausses pistes. Le mot Ouro dont il est question ici en sera une illustration.

Selon l’orthographe française le groupe de lettres -ou- représente soit la consonne w soit la voyelle u. Le premier des trois -ou- de Ouagadougou (wagadugu) est la consonne w, tandis que les suivants représentent la voyelle u. Le -ou- de Ouro est-il une voyelle ou une consonne ? Le l’ de l’expression « l’Ouro Esso de Tchaoudjo » qui revient souvent sous la plume de Pierre Alexandre et de Jean-Claude Froelich, 1960 prouve que ce -ou- est une voyelle. Si l’on se fiait à cette graphie dans la recherche de l’origine de Ouro, on devrait admettre ce mot est de schème VCV, plus précisément ʋro. Structurellement la voyelle initiale d’un tel mot serait un affixe à l’instar du ʋ de ʋrʋ ‘personne’. Le radical affixé serait donc ro. Le mot parent ou d’origine dans une autre langue ne peut qu’avoir le même schème et, en particulier un radical monosyllabique à l’image de ro de uro. Voilà la piste de recherche que suggère la transcription française Ouro.

Avant de nous engager dans cette voie, vérifions d’abord si uro est la bonne prononciation en Tem. Quelle que soit la région tem et quel que soit l’âge du locuteur Ouro se prononce invariablement wuro. Cette forme wuro finit par un coup de glotte comme un mot d’emprunt. Ce qui suppose qu’il est dépourvu d’affixe et qu’il est un radical et, contrairement à ce que suggère la graphie française, un radical de schème CVCV. S’il y a à rechercher son pareil ou son origine dans une autre langue il faudra n’envisager qu’un mot de radical CVCV. La correction de la transcription tenant compte de la prononciation autochtone rend fausse la piste suggérée par la graphie française du mot Ouro.



Origine de wuro

On l’a dit plus haut, wuro a tout d’un emprunt. Il est dépourvu de suffixe et forme son pluriel, comme tous les emprunts, avec le marqueur de pluriel neutre wa : wuro wa ‘rois’. Ce statut de mot d’emprunt pose quand même problème : Comment la royauté qui n’est pas une institution inventée sur place pour répondre à certains impératifs (donc non empruntée) peut-elle être désignée par un mot d’emprunt ? Comment wuro, s’il est un emprunt, peut-il donner lieu à autant de mots dérivés tels que mentionnés plus haut ? Si wuro était un emprunt, quelle en serait la langue prêteuse ? Pour répondre à ces questions il convient de faire, préalablement, un bref rappel de l’histoire du peuplement de la région de Tchaoudjo, territoire du royaume du même nom.

La population aborigène, les Tem, une fraction des Gurunsi de l’est aussi occupait les monts Koronga et Alédjo derniers refuges contre la chasse aux esclaves. Descendus de Tabalo, village de première installation des Mola d’origine gurma dans les monts Malfakassa, sept frères Mola vinrent s’installer au nord des plaines, faisant dos aux monts Alédjo et Koronga, donc aux populations tem. Ils nourrissaient le projet de pacifier les plaines et de les occuper pour y pratiquer l’agriculture. Héritiers de Généraux de guerre de Sonni Ali Ber ils mirent au point une stratégie consistant à créer des villages-fortifications, chaque village étant dirigé par un des frères en tant que wuro, à mettre en commun leurs forces pour attaquer ou se défendre. Une telle organisation demandait un commandement en chef, d’où l’idée d’un commandant en chef tournant, le Wuro Ʋsɔɔ. C’est le point de départ de la construction du futur royaume de Tchaoudjo.

La construction du royaume ayant ainsi été à l’initiative des Mola, c’est auprès d’eux qu’il faut chercher l’origine du mot qui va servir de titre pour le commandant d’une fortification ainsi que pour le commandant en chef. Emigrés du pays Gurma, les Mola devaient parler une variété de la langue Gurma. Il se trouve que les Mola ont très vite abandonné leur langue pour celle des aborigènes gurunsi, le Tem. Mais leur langue n’a pas disparu sans laisser de traces en Tem, notamment quand il s’agit de nommer des réalités nouvelles jusque-là étrangères à la langue des autochtones. Le mot wuro peut donc être issu du parler Gurma des Mola. L’hypothèse serait renforcée si le pays Gurma d’où viennent les Mola, connaissait, lui-même, la royauté.

D’après un document publié dans le Journal de la Société des Africanistes (1932, vol 2, n° 2-1, pp. 35-47) sous le tire « Documents ethnographiques sur le Gourma » et sous-titré « Recueillis en 1907, par M. l’administrateur des Colonies Maubert, Chef du cercle de Fada N.Gourma » dont l’auteur est Henri Menjaud, le pays Gurma est bel et bien organisé en royaume. Le premier roi des Gourma dont on se souvienne s’appelle Djabalompo. Selon la légende recueillie par Menjaud, il était descendu du ciel

« à l'époque où les pierres n'étaient pas encore solidifiées, il prit terre sur un bloc de grès, près de Tambarga : il était vêtu de blanc, à ses côtés se tenait sa femme. On montre encore l'empreinte des pieds, des mains et des coudes de la femme prosternée, ainsi que celle du sabre que le roi posa près de lui ».

Le roi Yendabré sous le règne duquel les Mola et d’autres clans gurma ont émigré serait le 15e de la dynastie, selon Menjaud.

L’organisation sociopolitique du pays gurma étant la royauté, il est évident que la langue gurma possède un mot pour désigner le roi. De fait, le roi gourma était appelé mbaro. Cette désignation recueillie en 1911 diffère à peine de celle que nous avons recueillie nous-mêmes le 14 octobre 2010 à Abidjan auprès de Mathias, un jardinier d’origine Gourma (de Fada). Selon le jeune locuteur analphabète, le roi est appelé obaɖo et il précise, pour bien se faire comprendre à travers un français mal assuré : « o gurma baɖo, c’est roi des Gourma » et « o Fada baɖo, c’est roi de Fada ». On a donc deux désignations : mbaro (1911) et obaɖo (2010). Entre les deux il y a un espace temporel d’un siècle ; cela seul peut justifier la différence de forme des deux mots. Un autre facteur, non vérifiable, pourrait être la variété dialectale. Le pays gurma est un vaste territoire ; il n’est donc pas exclu l’existence de dialectes pouvant justifier la différence de prononciation ou même de grammaire sur le même mot.

Les précisions fournies par Mathias permettent de deviner la structure grammaticale de obaɖo : o est un préfixe ; on sait que l’affixe de genre gurma a tendance à embrasser le radical assurant à la fois le rôle de préfixe et de suffixe. Si o est préfixe et que la voyelle finale est aussi o, il est fort probable que les deux voyelles o soient un seul et même affixe embrassant. Le radical doit donc être baɖ (o-baɖ-o). Toutefois, le traitement que peut réserver une langue emprunteuse à un mot à emprunter comme obaɖo, peut ne pas respecter la structure grammaticale d’origine. La langue emprunteuse peut éliminer le o initial de obaɖo et garder le o final. La forme empruntée pourrait alors être baɖo. Ce traitement serait encore plus vraisemblable avec la variante mbaro où la forme du préfixe (m) car, ici, o final face au m initial est moins perçu comme un suffixe. Les formes baɖo et baro sont, de toute évidence, des variantes parce qu’aux plans phonétique et phonologique, les consonnes ɖ et r sont généralement des variantes.

Peut-on établir un rapport génétique entre baɖo/baro gurma et wuro tem ? D’un côté comme de l’autre on a affaire à des mots de schème CVCV ; de plus la dernière syllabe du schème (ro) est la même des deux côtés. On peut même dire que wuro tient plus de la variante baro que de la variante baɖo à cause de la consonne de la syllabe finale. Mais la parenté génétique entre wuro et baro ne peut être définitivement établie que lorsqu’on aura expliquer la non-identité des syllabes initiales des deux mots.

Entre la voyelle a de ba gurma et la voyelle u de wu tem il n’y a aucune parenté, ni phonétique ni phonologique. Y en a-t-il une entre les consonnes b et w des mêmes syllabes ? La question n’intéresse que la langue Tem, car c’est à elle de prouver qu’elle a la capacité de convertir le b gurma en w. Il faut qu’il existe en Tem des cas où b se transforme en w. le fait est que cette situation existe : l’affixe ba qui sert de pronom ou de marqueur de pluriel des noms de genre humain peut voir sa consonne se transformer en w.

On sait qu’en Tem le marqueur de pluriel du nom est propre à chaque genre. Au genre ka correspond le marqueur de pluriel sɩ ; au genre ʋ correspond le marqueur de pluriel ba. Quand un nom est dépourvu d’affixe de genre (cas du nom d’emprunt et du nom propre), son marqueur de pluriel est neutre. Le marqueur neutre est, malgré tout choisi parmi les marqueurs marqués par le genre. Le marqueur choisi est ba du genre ʋ des humains. Pour lui enlever la marque du genre humain, il est légèrement déformé : sa consonne b se transforme en w. Ainsi a-t-on wuro-wa ‘rois’, cɛɛcɛ-wa ‘bicyclettes’.

Le même marqueur ba, tout en maintenant sa marque de genre humain peut voir sa consonne ramenée à wa selon le contexte grammatical. La plupart des adjectifs tem (qualificatifs, indéterminés, numéraux) s’accordent en genre et en nombre avec le nom qu’ils déterminent. La marque d’accord présente dans l’adjectif est l’affixe du nom. Dans le cas de l’adjectif indéterminé /na r/ ‘autre, certain’, l’affixe s’intercale entre na et r. Si le nom déterminé est faazɩ ‘chiens’ dont l’affixe est sɩ, l’adjectif /na r/ sera /na sɩ-r/ prononcé nasɩrɩ : faazɩ nasɩrɩ ‘certains chiens’. Si le nom déterminé est ɩraa ‘personnes’ dont l’affixe est ba, l’adjectif /na r/ sera /na ba-r/ prononcé nɛbɛrɛ : ɩraa nɛbɛrɛ ‘certaines (ou d’autres) personnes’. Les adjectifs numéraux de ‘deux’ à ‘cinq’ se construisent de la même façon que l’indéfini : /na lɛ/ ‘deux’. Si le nom déterminé est faazɩ, l’adjectif /na lɛ/ sera /na sɩ-lɛ/ prononcé nasɩlɛ : faazɩ nasɩlɛ ‘deux chiens’. Si le nom déterminé est ɩraa ‘personnes’, l’adjectif /na lɛ/ sera /na ba-lɛ/ prononcé non pas *nɛbɛlɛ attendu mais nɔwɔlɛ : ɩraa nɔwɔlɛ ‘deux personnes’. Dans le contexte de la structure du numéral le b de ba se transforme en w.

Le Tem a donc une tradition dans la variation de b en w. L’hypothèse de la transformation de b de baro en en w de wuro est donc recevable.

Si b peut se transformer en w, il reste à expliquer l’apparition de u à la place de a dans la syllabe initiale (ba/wu) ? Nulle part en Tem on n’observe ni une variation ni une alternance entre a et u. Ce type de variation est également rare dans les autres langues du monde. Aucune hypothèse sur une éventuelle permutation entre le a gurma et le u tem n’est envisageable. Mais l’hypothèse d’une substitution de ba gurma par le seul w tem est possible.

Le ba gurma est, au plan phonologique, une syllabe dotée d’un noyau (la voyelle a) et d’une périphérie (la consonne b). Une syllabe peut ne comporter qu’un noyau. Dans ʋrʋ ‘personne’ par exemple, ʋ de ʋ-rʋ constitue une syllabe au même titre que rʋ, mais à la différence de celle-ci, l’autre est dépourvue de périphérie. La consonne w a la particularité de pouvoir être à la fois une périphérie en syllabe CV (par exemple, dans wu de wuro) et un noyau en syllabe V (par exemple, dans w de sɔwɖɛ ‘piquant’). Il n’est donc pas exclu qu’à la syllabe ba de baro gurma puisse se substituer une syllabe w en Tem. Autrement dit, le baro gurma a donné wro en Tem. Le reste n’est qu’une affaire de prononciation. La prononciation rapide donne wro ;  mais avec un rythme plus lent, w peut avoir tendance à redevenir consonne et à prendre une voyelle épenthétique (de soutien) ; dans ce cas, les propriétés physiques de w ne peuvent générer que la voyelle u, d’où wuro. Autrement dit, le mot baro gurma a donné wro puis wuro enTem.



Conclusion

Au terme de ce parcours étymologique sur le mot Ouro (wuro), il est possible de tirer au moins quatre leçons.

La première concerne l’objet principal de la présente recherche, l’origine du mot wuro ‘roi’. Le problème qu’il posait et qui a attiré l’attention sur lui, c’est qu’il est trop populaire pour avoir une forme d’emprunt. On est parvenu à expliquer ce n’est un emprunt comme les autres ; c’est un legs offert au Tem par le parler gurma que les Mola ont abandonné au profit de la langue autochtone lors de la création du royaume tem. Des apports comme wuro, il doit en exister beaucoup, plus ou moins assimilés par le Tem. Je pense à un mot kokule ‘lutte sportive’ dont la construction ne répond pas aux normes du Tem mais qui est pourtant si intégré dans la langue qu’il est dépourvu du coup de glotte final qui caractérise les emprunts. La lutte sportive est apparue avec les Mola comme un entraînement des futurs combattants du royaume. Le nom de ce sport ne peut qu’être issu de leur parler disparu.

La deuxième leçon concerne les nombreux mots d’origine dendi-zarma qui peuplent le lexique tem. Déjà aujourd’hui ce n’est tout le monde qui sait que les mots baaba ‘père’, naana ‘mère’, bɛɛrɛ ‘aînée’ sont d’origine étrangère malgré la présence de leurs équivalents tem (manjaa ‘père’, mɔngɔɔ ‘mère’, mangaa ‘ma sœur aînée’, manɖawaalʋ ‘mon frère aîné’). Le jour où ceux-ci auront disparu au profit des emprunts, le problème que pose aujourd’hui wuro et kokule se posera pour ces nouveaux mots.

La troisième concerne le rapport entre la recherche étymologique et l’histoire du peuple locuteur. L’étude étymologique est une aventure vers le passé de la langue. Or généralement le passé linguistique a des rapports étroits avec le passé sociologique. L’étymologie, parce qu’elle est gérée par des règles scientifiques rigoureuses, constitue donc l’une des bases solides de la connaissance du passé des sociétés sans documents écrits que sont la plupart des peuples négro-africains.

La quatrième et dernière leçon à tirer est le bouclier que constitue l’étude étymologique contre toute forme de spéculation sur l’état d’esprit des sociétés africaines. On apprend combien il est imprudent de théoriser à partir des mots quand on ignore tout ou presque de la grammaire de la langue. La mise en évidence du vrai sens de l’expression Ouro Esso a permis de ramener celle-ci à des proportions plus humaines.

lundi 20 septembre 2010

Essai sur l'origine de "Tchaoudjo", toponyme tem

Tchaoudjo est le nom d’une préfecture située au centre du Togo. Avant de désigner une subdivision administrative, ce nom désignait un royaume dont le territoire inclut celui de l’actuelle préfecture et fondé par sept frères Mola, descendants d’un ancien Général en chef de la Grande Armée de Sonni Ali Ber. Peu de noms de lieu tem suscitent la curiosité au sujet de leur sens étymologique. L’expression Tchaoudjo aurait connu le même sort que la majorité des toponymes s’il ne comportait pas une particule locative qui le fait traduire par ‘près de Tchaou’ ou auprès de Tchaou’, mettant ainsi au jour un mot, Tchaou, qui se retrouve totalement ou en partie dans d’autres toponymes avec des acceptions variées. Diverses versions ont donc été fournies pour traduire Tchaoudjo. A l’aide de ce qu’on sait aujourd’hui de la grammaire du tem, le présent article se propose de passer au crible chacune d’elles avant d’en proposer une dont la crédibilité repose sur un respect plus strict des canons de la langue.


1. Exposé des versions courantes

Se saisir d’un mot, l’analyser afin d’en révéler le sens caché, c’est faire de la linguistique. Mais selon la manière dont on s’y prend, l’analyse peut se révéler naïve ou pseudo-scientifique. Les interprétations du mot Tchaoudjo dont on dispose à ce jour sont au nombre de trois : deux relèvent de la linguistique naïve et la troisième de la pseudo-linguistique.

1.1. Les versions naïves

Une analyse est dite naïve si elle se contente de transférer à un mot inconnu le sens d’un autre sur la base de la simple ressemblance de la prononciation. L’exemple le plus connu et le plus cité de ce jeu de langue est l’interprétation du nom de village Paratao (localement prononcé kparataawʋ). Pour ceux qui ignorent qu’il s’agit d’un emprunt au toponyme Kparatago qui signifie ‘ville nouvelle’ en langue Dendi, kparataawʋ aurait pour origine la phrase tem kpara tɔɔ ‘balaie la cour !’, un ordre supposé donné par une mère à sa fille. Le mot Tchaoudjo n’a pas échappé au piège du transfert de sens par simple ressemblance phonique ; à ce jour on enregistre deux types de transfert.

L’un est considéré d’origine populaire parce que sans auteur connu. Selon ce transfert, Tchaoudjo viendrait de cɔɔ bɔjɔ ‘vis parmi eux !’, abréviation du proverbe cɔɔ bɔjɔ na n nɩɩ bɔdɔm ‘vis parmi eux si tu veux connaître leur secret !’.

L’autre transfert, probablement d’inspiration allemande, est rapporté par Robert Cornevin dans son ouvrage intitulé Le Togo des origines à nos jours, publié par l’Académie des Sciences d’Outremer. A la page 93 de l’ouvrage, l’auteur écrit :

« Tschautscho ou Tschaudjo […] correspond au royaume de Djobo Boukari [un roi du Tchaoudjo] que découvre en 1889 les Allemands du poste de Bismarckburg. En tem cela signifie « chez les grands ». Tschaua [Tschau ?] (grand) Tscho (proche). »

En somme, R. Cornevin identifie le segment Tchaou de Tchaoudjo à caaʋ, nom par lequel le Tem désigne le père.

1.2. La version pseudo-linguistique

Le pseudo-linguistique est celui qui tente de convertir les compétences scientifiques acquises dans un domaine d’études autre que la linguistique en compétences de linguiste pour agir en linguiste. On reconnaît une analyse pseudo-linguiste à son apparence scientifique bien qu’elle ne repose sur aucune base théorique reconnue. La thèse sur l’origine du mot Tchaoudjo soutenue dans le Manuscrit de New York (désormais MNY) relève de la pseudo-linguistique.

Boukari Djobo, l’auteur du MNY, était un économiste de renommée internationale. Il fut Ministre de l’Economie et des Finances de son pays, le Togo, avant de devenir Fonctionnaire du Système des Nations Unies avec résidence à New York. Le MNY est une transcription de la tradition orale recueillie auprès du Chef du village de Tchaourodè, né vers 1862, selon l’enquêteur. Dans cet entretien qui aurait duré dix ans (de 1942 à 1952) le roi des Kpandi (un clan tem) soutient que le territoire de l’actuel royaume de Tchaoudjo a été attribué aux Mola, fondateurs dudit royaume, par les siens, premiers occupants de la région et fondateurs des villages Tchawada et Tchaourodè. L’auteur de l’enquête, convaincu par son informateur, a tenté de confirmer ses propos par une démonstration linguistique portant sur le mot Tchaoudjo. Il écrit :

« Origine du nom « TCHAOUDJO »

Nom du village : « TCHA-OURO-DÈ » = village du Chef

a) TCHA-OURO-DJO = près du Chef (en référence aux montagnes de Tchaoudjo). Et par contraction (avec suppression de la syllabe RO dans Tcha-OuRo-DJO => donne TCHAOUDJO.

b) Ou encore, l’autre nom du village = TCHAWA-DA (ou dans TCHAWA) et, en raccourci, le nom du village = donc « TCHAWA » ; et par altération de la prononciation du « WA » en « WOU » => TCHAOU-DJO c’est-à-dire « près » du village TCHAWA. »

L’exposé est schématique mais suffisamment clair : le segment Tchaou du mot Tchaoudjo viendrait soit de Tchaourodjo soit de Tchawada.

L’hypothèse n’est recevable que si la fondation des villages de Tchawada et Tchaourodè a précédé celle du royaume de Tchaoudjo. Sur ce point et d’après B. Djobo, la mémoire collective kpandi est formelle :

« Du fait des raids esclavagistes sur un si petit village (environ 600 âmes), les Kpandis ont dû déménager [de Tchawada] pour aller se réfugier d’abord chez les oncles maternels (Kpéwa) dans les montagnes et puis après, à Tchaourodè (derrière les montagnes de Tchoudjo).[…] Finalement, quand [on leur a] demandé vers 1935 de sortir sur la route principale, à Kolina actuel […] les Kpandis avaient décidé de retourner plutôt chez eux à Tchawa. »

Voici pour ce qui concerne la chronologie de la fondation des villages kpandi. Quant à savoir qui a précédé qui dans la région, B. Djobo rapporte les faits suivants :

« Les premiers arrivés dans la région de SOKODE, venant certainement des confins du Niger/Mali, sont les Colis, puis immédiatement après les Kpandis, […] puis longtemps après les Molas. »

Si l’on admet cette chronologie (aucune raison, dans l’état actuel de nos connaissances ne permet de la contester), la dérivation grammaticale devient envisageable. Il ne reste qu’à en examiner la validité.

2. Critique des versions courantes

Les versions qui s’évertuent à expliquer, chacune à sa manière, l’origine du mot Tchaoudjo sont désormais connues : la thèse du proverbe, celle du père et celle de la dérivation. Examinons-les l’une après l’autre.

2.1. Critique de la thèse du proverbe

Il est vrai qu’en Tem, certains noms propres sont des proverbes ou des extraits de proverbes. On a l’exemple du patronyme féminin asʋbɔ wɔ sɔ qui signifie ‘une niaise est encore préférable’. L’hypothèse qui veut que Tchaoudjo provienne d’un proverbe tronqué est donc de l’ordre du possible. Mais la ressemblance phonique entre le segment cɔɔ bɔjɔ du proverbe et Tchaou de Tchaoudjo est-t-elle avérée ? Même si elle l’était, la transformation du segment en nom est-elle justifiable par des circonstances logiques acceptables ?

Au plan phonique, la ressemblance attendue n’est pas totale avec caawʋjɔ, prononciation locale de Tchaoudjo. En effet la séquence cɔɔ du proverbe cɔɔ bɔjɔ na n nɩɩ bɔdɔm et la séquence caa de caawʋjɔ n’ont pas le même timbre vocalique. La séquence proverbiale n’a pas une variante dialectale *caa ; de son côté, la séquence caa du toponyme n’a pas non plus de variante dialectale *cɔɔ. Il n’y a donc pas de raison de croire ou de faire croire que les deux séquences se valent.

Pour le linguiste naïf, seul importe la ressemblance phonique ; la cohérence entre ce qu’il suppose et la vraisemblance des événements qui entourent le transfert n’est pas son souci. Dans l’exemple de Paratao évoqué plus haut, le naïf ne s’interroge pas sur les circonstances dans lesquelles l’ordre kpara tɔɔ (‘balaie la cour !’), une expression ordinaire que l’on peut entendre au même moment dans plusieurs foyers, dans n’importe quel village tem, a pu s’ériger en nom d’un village.

Le proverbe cɔɔ bɔjɔ na n nɩɩ bɔdɔm qui aurait donné son nom au royaume Tchaoudjo suppose que les fondateurs du royaume avaient un secret tellement caché qu’il fallait séjourner un temps parmi eux avant de le déceler. Il faut avoir vécu assez longtemps auprès des Mola pour être en mesure d’émettre un tel jugement. Mais pendant ce temps le royaume ne portait-il pas un nom ?

L’absence du souci de certification au moyen d’événements plausibles chez celui qui prétend découvrir le sens caché d’un nom montre que la linguistique naïve n’est qu’une gymnastique intellectuelle, fertile en imagination certes mais stérile quant au but recherché.

2.2. Critique de la thèse du père

La graphie allemande (Tschautscho/Tschaudjo) et la graphie française (Tchaoudjo) retranscrivent plus ou moins la prononciation locale caawʋjɔ. R. Cornevin et ses éventuels inspirateurs voyaient dans le nom caawʋ, présent dans caawʋjɔ, l’équivalent de caaʋ ‘père’ (réinterprété en ‘grand’ par les auteurs) sur la seule base de la ressemblance phonique. Quand on ne prend en compte que la prononciation de la seule suite consonne/voyelle, il n’y pas de différence entre caawʋ et caaʋ car la séquence wʋ de caawʋ et la séquence ʋ de caaʋ se prononcent de la même façon. Mais quand on prend en compte l’enveloppe mélodique, les mots deviennent différents : caawʋ a une enveloppe HHB (H pour le niveau mélodique haut et B pour le niveau bas) tandis que l’enveloppe mélodique de caaʋ BHB. A l’époque des premières transcriptions de ces mots, la mélodique des mots des langues négro-africaines, bien que décisif dans la distinction des mots, devait paraître trop subtile pour retenir l’attention de l’oreille. Par ailleurs, s’il s’agissait de ‘père’ l’association de jɔ à caaʋ aurait donné caanjɔ (caa-n-jɔ, avec suppression du ʋ final) et non *caaʋjɔ. En effet une règle phonétique supprime ʋ après un timbre vocalique long et avant une postposition telle que jɔ. C’est pourquoi, à l’instar de caanjɔ on a kɔɔnjɔ ‘auprès de la mère’ et non *kɔɔʋjɔ avec kɔɔʋ ‘mère’ et kaanjɔ ‘auprès de la sœur aînée’ et non *kaaʋjɔ avec kaaʋ ‘sœur aînée’.

S’agissant du cadre historique qui aurait occasionné une telle dénomination, il faut rappeler que, selon la tradition orale, les frères Mola, ont quitté leur village natal, Tabalo, dans la région des Monts Bassar, pour les plaines arables du sud. Ce faisant ils laissaient derrière eux leur père et leurs oncles paternels, en somme toutes les personnes qui, à leurs yeux, méritaient d’être honorés du titre de ‘père’. Au lieu de destination, ils allaient probablement rencontrer d’autres personnes, autochtones ou aventuriers les ayant devancés ; mais personne de ceux-là ne serait digne, selon la coutume, du titre de ‘père’. Si ces personnes étaient plus âgées (ce que sous-entend peut-être la traduction maladroite ‘grand’ de Tschau) les frères Mola les auraient honorés du titre de kʋbɔnɩ (pluriel kʋbɔnaa) ‘aîné, doyen’ et non du titre de caaʋ. Il faut peut-être rappeler ici que l’emploi des mots caaʋ et kʋbɔnɩ est soumis à une codification stricte. On emploie caaʋ pour désigner le père géniteur, les frères de celui-ci et les personnes du quartier ou du village de la même génération que lui. En dehors de ce cadre caaʋ n’est utilisé que par l’épouse pour désigner son mari. Le titre de kʋbɔnɩ est, lui, destiné aux aînés du troisième âge (à barbe blanche ou grisonnante) parents ou non. Le titre est étendu aux personnes jouissant d’une autorité administrative, compte non tenu de leur âge.

2.3. Critique de la thèse de la dérivation

Pour bien comprendre l’argumentaire de la critique de cette thèse, le lecteur a besoin de quatre informations préalables. La première concerne la structure de Tchaourodè. La seconde concerne la postposition locative et son mode de soudure avec le nom qu’elle succède. La troisième indique les relations formelle et sémantique devant exister entre le dérivé et sa source. La quatrième définit la partie de la forme de la source concernée par la dérivation.

2.3.1. L’interprétation de Tcha de Tchaourodè

B. Djobo donne pour mot-source possible de Tchaoudjo le toponyme Tchaourodè. La traduction qu’il en fait (« TCHA-OURO-DÈ » = village du Chef) montre que l’auteur a mal interprété le sens de TCHA. Dans sa traduction, ‘village’ renvoie à DÈ et ‘chef’ renvoie à OURO. S’il n’a pas pris en compte TCHA c’est parce qu’il le confond avec le titre honorifique Tcha qui précède certains patronymes : par exemple Tcha Djobo ‘père Djobo’, Tcha Sama ‘père Sama’. En réalité, Tcha de Tchaourodè est la contraction de Tchawa, nom du premier village des Kpandi. Le roi dont il est question dans Tchaourodè est celui de Tchawadaa. TCHA-OURO est donc constitué non pas d’un titre et d’un nom mais de deux noms dont le premier, TCHA, abréviation de TCHAWA, joue le rôle de déterminant de l’autre. Voilà pour la première information.

2.3.2. Mode de soudure de la postposition

La deuxième information concerne les trois toponymes en jeu dans la thèse de la dérivation, à savoir caawʋjɔ (Tchaoudjo), caawurodɛɛ (Tchaourodè) et caawadaa (Tchawada). Ces trois toponymes ont la particularité de comporter chacun une postposition : jɔ ‘près de’ dans caawʋjɔ, daa ‘dans’ dans caawadaa et dɛɛ ‘chez’ dans caawurondɛɛ. La postposition succède à un nom ou au substitut pronominal de celui-ci. Quand il s’agit d’un nom doté d’un suffixe (désinence indiquant le genre auquel appartient le nom ou désinence de pluriel) la soudure entre le nom et la postposition se fait à l’aide de la particule n qui sert de liant dans l’opération. Par exemple, la soudure entre la postposition daa et le nom tɩɩwʋ ‘arbre’ (pluriel tɩɩnɩ) donne tɩɩwʋ-n-daa ‘dans l’arbre’ et tɩɩnɩ-n-daa ‘dans les arbres. En l’absence d’un suffixe (cas du pronom, du nom d’emprunt, du nom propre) la soudure se fait sans liant. Ainsi celle entre jɔ d’une part et, d’autre part le pronom pluriel du genre humain ba ‘eux’, le nom d’emprunt bankɩ ‘banque’ et le nom propre filipi ‘Philippe’ donne respectivement bɔjɔ ‘près d’eux’, bankɩjɔ ‘près de la banque’ et filipijɔ ‘près de Philippe’. Un nom de titre social est considéré comme un nom propre. Ainsi avec le titre alfaa ‘marabout’, on a alfaajɔ, alfaadaa et alfaadɛɛ, sans liant. Fait exception à la règle le titre de wuro ‘roi’. Bien que dépourvu de suffixe ce titre exige le liant n pour accrocher une postposition : wuronjɔ, wurondaa, wurondɛɛ.

2.3.3. Preuves de la dérivation

Quand la dérivation d’un mot n’est pas évidente et que sa réalité exige une preuve, il existe des moyens pour le prouver. Retenons-en deux, le sémantique et le formel. L’argument sémantique est basé sur le principe qu’un dérivé avéré et sa source appartiennent au même champ sémantique ; en conséquence le dérivé supposé et sa source (elle aussi supposée) doivent appartenir au même champ sémantique. C’est souvent ce principe qui attire l’attention avant l’argument formel. Celui-ci veut qu’un dérivé partage au moins une séquence phonique avec sa source. Pour donc postuler qu’un mot est dérivé il faut s’assurer qu’il ait un segment formel commun avec sa source supposée.

Soit, en premier exemple, weezi ‘respirer’, weezire ‘respiration’ (weez-ɖɛ) et weezuu ‘souffle de vie’ (weez-kʋ). A l’évidence les trois mots appartiennent au même champ sémantique ; de plus, les dérivés hypothétiques que sont les substantifs weezire et weezuu ont un tronc formel commun avec leur source, weezi. Soit, en deuxième exemple, les substantifs kpele ‘siège’ (kpel-ɖɛ) et kpelɔɔ ‘petit tabouret’ (kpel-ka) dont on peut penser légitimement que le second (de sens spécifique) dérive du premier (de sens générique) appartiennent, eux aussi, au même champ sémantique et ont en commun le tronc formel kpel. On notera que dans le premier exemple les dérivatifs ɖɛ et kʋ sont des segments additionnels qui s’ajoutent à la forme de la source tandis que dans le second exemple, le dérivatif ka est substitutif puis qu’il a suffi qu’il prenne la place du suffixe ɖɛ de la source pour que l’opération de dérivation soit effective.

2.3.4. Les éléments concernés par la dérivation

Dans les exemples du paragraphe précédent, on a pu se rendre compte que les catégories grammaticales en jeu sont l’infinitif et le substantif. D’un infinitif (weezi) ont été dérivés deux substantifs (weezire et weezuu), et d’un substantif (kpele) a été dérivé un autre substantif (kpelɔɔ). De fait, la dérivation fait basculer d’une catégorie grammaticale à une autre. Pour qu’une dérivation soit envisageable dans un toponyme il faut que ce toponyme comporte une catégorie grammaticale susceptible d’être convertie en une autre. Dans un toponyme à postposition comme ceux auxquels nous avons affaire, la postposition est exclue de l’opération. S’il y a dérivation elle ne peut concerner que le nom postposé, donc caawʋ dans caawʋ-jɔ et caawa dans caawa-daa. Si la postposition est associée non pas à un nom simple mais un complexe nominal comme c’est le cas de caa wuro de caawuro-n-dɛɛ, c’est le membre central du complexe, en l’occurrence wuro en tant que nom déterminé, qui est concerné par la dérivation. Puisque la thèse de B. Djobo veut que Tchaoudjo soit dérivé de Tchaourodè ou de Tchawada, la discussion devra porter sur deux couples dérivé/source, à savoir caawʋ/wuro et caawʋ/caawa.

2.3.5. Critique du couple caawʋ/wuro

Rappelons le principe formel de la dérivation qui veut que le dérivatif soit additionnel à la base de la source ou substitutif de la désinence de cette source. En posant que de la source wuro est né le dérivé wu, B. Djobo va à l’encontre de ce principe : au lieu d’être élargie, la base se trouve au contraire amputée. Evoquer l’exception aurait pu contenter l’observateur si des contre-exemples ne venaient contrarier l’idée. En effet, dans la langue, il n’y a pas d’exemple de dérivation où une syllabe ro tombe pour faire place à un dérivé. Il est vrai que dans bien des cas, l’articulation rapide ou même ordinaire peuvent priver un mot d’une voyelle, d’une consonne ou même d’une syllabe. Mais c’est loin d’être le cas avec wuro qui, lorsqu’il est en finale d’une expression maintient son ro : à titre d’exemple wuro ‘le roi’, caa wuro ‘le roi de Tchawa’ ou kadanbara wuro ‘le roi de Kadambara’. La syllabe ro se maintient aussi quand elle n’est plus en finale : wurondɛɛ ‘chez le roi’, caa wurondɛɛ ‘chez le roi de Tchawa’, kadanbara wurondɛɛ ‘chez le roi de Kadambara’. Quand ro est suivie de la postposition jɔ, elle se maintient : wuronjɔ ‘près du roi’, caa wuronjɔ ‘près du roi de Tchawa’, kadanbara wuronjɔ ‘près du roi de Kadambara’. La thèse de la dérivation de Tchaoudjo de Tchaourodè ne repose donc sur aucun argument scientifiquement valable.

2.3.6. Critique du couple caawʋ/caawa

Le second couple est plus acceptable, parce qu’il laisse supposer 1) que wʋ de caawʋ et wa de caawa sont des suffixes, 2) que le suffixe wʋ est le dérivatif qui s’est substitué à wa pour donner le dérivé caawʋ. De fait wʋ peut être la forme faible du suffixe kʋ du genre neutre et wa de son côté peut être la forme faible du suffixe ka du genre des objets menus. Mais quand on est en présence du générique et du spécifique, la logique veut que ce soit le spécifique qui dérive du générique, logique à laquelle a obéi, ci-dessus, la dérivation de kpelɔɔ ‘petit tabouret’ de kpele ‘(n’importe quel type de) siège’. S’il devait y avoir une relation de dérivation entre caawa et caawʋ, dans l’hypothèse que caawa appartienne au genre menu et caawʋ au genre neutre, le dérivé devrait être caawa et non l’inverse. En d’autres termes, la thèse qui prétend dériver Tchaoudjo de la source Tchawadaa par transformation de la syllabe wa et wʋ est plutôt absurde.

3. L’origine probable de Tchaoudjo

Trois certitudes sont désormais acquises : caawʋjɔ n’a pas une origine proverbiale ; caawʋ n’a rien à voir avec caaʋ ‘père’ ; caawʋ n’est pas dérivé caawuro ni de caawa. Ces certitudes mettent enfin une croix sur des voies sans issue, certes, mais la bonne voie reste encore à chercher. Pour la trouver il faut questionner le couple caawa/caawʋ non plus dans une perspective dérivationnelle, mais parce que les membres ont une même enveloppe mélodique HHB et ne se distinguent, au plan phonique, que par le timbre de la voyelle finale. Pour deux patronymes désignant des territoires aussi proches, une telle quasi-identité ne peut pas relever du hasard.

Le mode de soudure de postposition (sans liant) pratiqué indique que caawʋ et caawa sont soit des noms d’emprunt soit des noms propres. Vu que l’époque où les deux toponymes sont apparus, le pays tem était peu ouvert aux langues les plus pourvoyeuses de ses mots d’emprunt (Dendi, Hausa, Anglais, Arabe), il est peu probable qu’il s’agisse d’emprunts. On est donc en présence de noms propres.

Bien que propres, les noms caawʋ et caawa présentent deux propriétés formelles qui les apparentent à des noms communs pourvus de suffixe. La première est leur schème CVV-wʋ/a qu’ils ont en commun avec des noms tels que faawʋ (faa-wʋ) ‘feuille’, tɩɩwʋ (tɩɩ-wʋ) ‘arbre’, liiya (lii-wa) ‘francolin’, biiya (bii-wa) ‘petit enfant’, etc. L’autre est leur courbe mélodique HHB ; en effet, au plan mélodique caawʋ et caawa se classent dans le paradigme des baawʋ ‘palmier à huile’, laawʋ ‘forêt’, tɛɛwʋ ‘pluie’, foowu ‘nœud’ et bien d’autres noms communs. Il n’est donc pas exclu qu’ils soient des noms propres issus des noms communs, eux-mêmes membres de ce paradigme. En effet, un nom commun peut se transformer en nom propre ; c’est le cas des noms de village Tchalo et Komah issus des noms communs calʋʋ ‘arbre, sp.’ et koma ‘jeunes fromagers’. Ensuite parce que la mutation en nom propre ne soustrait rien de la forme du nom commun. Le seul changement qui s’opère est que le suffixe du nom commun perd sa fonction grammaticale pour se confondre avec le radical, processus qui fait du nouveau nom propre un nom dépourvu de suffixe. Malgré cela le nom commun et son dérivé propre affichent une identité formelle apparente. L’un des tests pouvant révéler leur différence est l’association d’une postposition. Ainsi l’expression koma-jɔ indique que koma est nom propre tandis que koma-n-jɔ indique que koma est nom commun. On peut déduire de ces possibilités offertes par la langue que les noms propres caawʋ et caawa sont issus des noms communs caawʋ et caawa, respectivement.

Peut-on postuler des noms communs même si on n’est pas en mesure d e leur attribuer un sens ? Certainement. Au fil du temps, des noms communs disparaissent sans laisser de traces. Le fait qu’un nom commun serve en même temps de nom propre ne garantit pas son maintien si les circonstances de sa disparition sont réunies. Il peut donc y avoir des noms propres ayant perdu leurs partenaires communs. Ce qui permet d’identifier un nom propre issu d’un nom commun est l’apparentement de sa forme à une forme propre à un paradigme nominal.

Les noms caawʋ et caawa ne seraient pas les seuls à relever chacun d’un couple nom commun/nom propre dont le nom commun n’existe plus. C’est le cas de Kejika, nom propre de l’un des jours de la semaine. Sa forme relève du paradigme ka-CV-ka auquel appartiennent les noms kajaka ‘marais’, keyika ‘brin de paille’, kɔvɔka ‘champignon’, kelika ‘billon’, etc. Le nom commun dont est issu Kejika était kejika mais ce nom ne renvoie aujourd’hui à rien de connu. Les noms caawa et caawʋ peuvent donc légitimement être considérés comme des noms communs ayant disparu.

Des deux noms communs caawʋ et caawa, le nom caawʋ est le seul capable d’intégrer un paradigme, le paradigme CVV-wʋ et, plus spécifiquement le sous-paradigme dont l’enveloppe mélodique est HHB. Existe-t-il un paradigme CVV-wa, quelle que soit l’enveloppe mélodique de ses membres, auquel pourrait appartenir caawa ? Oui, si la séquence vocalique VV du schème est de timbre i, auquel cas w de wa serait transformé en y à cause de ce timbre : biiya (bii-wa) ‘petit enfant’, liiya (lii-wa) ‘francolin’ (ou funérailles selon l’enveloppe mélodique). En dehors de ce timbre et, notamment si la séquence VV est de timbre a, une série de règles oblige le schème Caa-wa à se transformer en Cɔɔ. Exemples : faa-wa est transformé en fɔɔ ‘chien’ et taa-wa en tɔɔ ‘cour’. Si caawa était de schème caa-wa il serait prononcé cɔɔ. Comme ce n’est pas le cas, on a la preuve qu’il n’appartient pas au seul paradigme qui aurait certifié sa nature de nom commun autonome.

Si la forme caawa n’est pas celle d’un nom autonome, il ne reste qu’à la rapprocher de celle à laquelle elle ressemble le plus, caawʋ. Les deux formes ne se distinguent l’une de l’autre que par leurs voyelles finales, l’une de timbre a et l’autre de timbre ʋ. Cette différence aurait été pertinente si on avait pu montrer que wa constituait un suffixe autant que wʋ. Or, on vient de voir que caawa est inanalysable. Pourtant, en dehors de cette structure (caa-wa) caawa apparaîtrait comme un monstre pour le Tem, ce qui n’est pas le cas. La seule hypothèse qui s’impose désormais est voir caawa comme une variante phonétique de caawʋ.

Pour étayer l’hypothèse, reconsidérons caawʋjɔ du point de vue de l’articulation. Il faut d’abord rappeler une des propriétés de la semi-voyelle w. Quand w est suivie d’une voyelle ouverte comme a, chaque phonème de la syllabe wa qui en découle est prononcée distinctement : w-a. On peut le vérifier dans le patronyme masculin Baawa où w et a de wa sont audibles chacune. Mais quand w est suivie d’une voyelle fermée et arrondie comme u ou ʋ, l’articulation de la syllabe wʋ laisse tomber ʋ/u. Ainsi, baawʋ ‘palmier’ se prononce en réalité baaw et non baawʋ. On en déduit donc que la syllabe wʋ de caawʋjɔ se prononce sans ʋ, ce qui donne au toponyme la prononciation caawjɔ. Si, à la place de jɔ, on a daa, la prononciation donnera caawdaa, toujours sans ʋ. Pour une oreille distraite, caawdaa peut s’entendre caawadaa, avec un a là où ʋ est tombé. Lorsque le transcripteur de l’articulation ne parle pas le Tem, il percevra plus caawadaa à cause de l’environnement en a que caawdaa. Or les agents de l’Administration coloniale qui ont été les premiers à transcrire les noms propres tem, notamment les noms de village, étaient des non-Tem. On en arrive donc à la conclusion que caawa et caawʋ sont un seul et même nom propre, caawʋ.

Cette conclusion à laquelle on aboutit ne doit pas ignorer l’existence autonome de Tchawa (caawa) attestée non seulement dans le texte cité de B. Djobo mais aussi auprès de patronymes de certains ressortissants de Tchawada parvenus à une certaine notoriété, où Tchawa joue le rôle de localisateur de l’individu nommé. Cette attestation pourrait laisser croire qu’il existerait un Tchawa distinct de Tchaou. En réalité, ce Tchawa n’est que le résultat de la troncation de Tchawada, une graphie désormais consacrée.

C’est donc le même nom propre caawʋ qui est présent dans la construction aussi bien de Tchaoudjo, Tchawada que Tchaourodè. Il est censé désigner un objet qui a servi de repère dans la construction de ces noms de village et de royaume. Quelle pourrait être la nature d’un tel objet ?

Un toponyme peut être construit, on le sait maintenant, à partir d’un nom commun. Mais il peut être construit aussi à partir d’un autre toponyme. Si l’on sait que ce dernier un nom propre, qui plus est un toponyme, c’est qu’on sait ce qu’il désigne. Nada, par exemple, désigne un village actuellement en construction sur les berges de la rivière Na. On sait donc ce que désigne le toponyme primaire Na. Or ce n’est pas le cas de Tchaou qui participe, en tant que nom propre, dans la construction de Tchawada et Tchaoudjo. Il n’empêche, la curiosité nous pousse à chercher malgré tout à tenter d’identifier l’objet ainsi nommé et les postpositions qui accompagnent Tchaou aussi bien dans Tchawada que dans Tchaoudjo ainsi que les toponymes qu’il a générés vont nous y aider.

Grâce au sens de la postposition daa ‘dans’ présente dans Tchawada, on sait que Tchaou est un toponyme et que l’objet désigné par ce toponyme a un intérieur donc une surface. La taille de la surface est indiquée par le toponyme Tchawada : c’est une surface qui peut loger une agglomération. L’objet peut donc être un couvert végétal, un sol particulier (rocailleux, argileux, etc.) ou même un cours d’eau car les berges sur lesquelles peut s’installer un village sont comptées comme une partie de la surface d’un cours d’eau. Lequel de ces objets possibles est-il le plus probable ?

Attirés par les terres arables, les Kpandi se sont installés à la lisière des vallées du sud faisant dos à la zone montagneuse, lieu de refuge des populations autochtones. En se fixant dans un lieu aussi exposé, ils n’ignoraient pas le danger qu’ils couraient, la chasse à l’esclave. Dans ces conditions, choisir de s’installer au sein d’une forêt avec un horizon très limité, c’était se livrer pieds et poings liés aux chasseurs d’êtres humains. Ils avaient intérêt à se positionner sur une hauteur d’où ils pouvaient voir de loin l’ennemi en approche. Or l’actuel site de Tchawada n’est pas une colline et, si c’en était une, la postposition n’aurait pas été daa mais ɖɔ ‘sur’. L’objet probable devait être un cours d’eau. Deux raisons au moins y militent. D’abord parce que quand un groupement humain cherche à s’installer, il recherche la proximité d’un point d’eau. Ensuite parce que Tchawada est effectivement arrosé par une rivière. Caawʋ devrait donc désigner cette rivière. Pourquoi ce nom a-t-il disparu ?

En effet, la rivière qui aurait dû, selon notre hypothèse, porter le nom de Caawʋ s’appelle Kpandi. La coïncidence entre ce nom et nom de clan des fondateurs de Tchawada est significatif. Avec l’arrivée des Mola qui n’avaient pas caché leur volonté de gagner des terres arables sur les vastes vallées en repoussant plus au sud les chasseurs d’esclaves, les Kpandi ont certainement trouvé prudent de marquer leur territoire pour mieux le préserver de la convoitise des nouveaux arrivants. Pour ce faire ils se sont servis de leur rivière, Caawʋ, pour délimiter leur territoire. Désormais un territoire kpandi était né, un territoire bien délimité et auquel les Mola ne devaient pas toucher. Ce souci est encore vivace chez l’informateur de B. Djobo comme le montre le contenu du MNY. Pour faire de sa frontière naturelle une frontière intangible, les Kpandi la débaptisèrent et lui attribuèrent ensuite le nom du territoire, Kpandi.

C’est donc à la suite d’un changement de nom que la rivière Caawʋ a pris le nom Kpandi qui est le sien aujourd’hui. Le nom propre Caawʋ est issu, comme on l’a montré plus haut, du nom commun caawʋ dont on a perdu le sens. Néanmoins la forme de ce nom et de contexte sémantique dans lequel il évolue permettent une esquisse de l’objet inconnu.

Le sous-paradigme catégoriel de caawʋ comprend des noms tels que kaawʋ ‘arbuste, sp.’, saawʋ ‘pignon d’Inde (jatropha)’, taawʋ ‘arbre, sp.’, loowu ‘plante grimpante à fruit, sp.’ et bien d’autres noms de végétaux. Il n’est donc pas exclu que caawʋ désigne, lui aussi, une plante. On peut admettre qu’une plante qui donne son nom à un cours d’eau ne peut être qu’une plante qui pousse sur les berges de celui-ci. Or personne ne doute qu’au 17e ou 18e siècle où se déroulent les événements relatifs à l’installation des Kpandi et des Mola, les berges des rivières et des ruisseaux étaient abondamment couvertes de végétaux de toute sorte. Si, parmi les nombreux types de végétaux qui devaient border Caawʋ au moment de l’installation de Tchawada, c’est caawʋ qui a donné son nom à la rivière, c’est sûrement parce qu’il devait être une plante précieuse très recherchée ou au contraire une plante dangereuse pour l’homme et donc à détruire. C’est probablement l’une ou l’autre de ces propriétés qui est à l’origine de sa perte, par surexploitation ou destruction systématique.



Il est temps de conclure. Le recours à une démarche scientifique a permis de montrer que 1) le mot Tchaoudjo ne vient pas de cɔɔ bɔjɔ, comme le veut une certaine opinion ; 2) contrairement à l’avis de R. Cornevin, la séquence Tchaou de Tchaoudjo n’est pas l’équivalent du nom commun caaʋ qui désigne le père ; 3) enfin, malgré l’avis de B. Djobo, le mot Tchaoudjo n’est dérivé ni de Tchaourodè ni de Tchawada. Dans le mot Tchaoudjo, il y a une inconnue, le nom Tchaou. Cette inconnue étant l’élément le plus important de ce toponyme, il n’a pas été possible de parvenir à une certitude. Toutefois, une hypothèse fortement probable sur l’origine du mot Tchaoudjo a pu être mise au point ; elle se résume en ces termes : un cours d’eau au bord duquel se sont implantés les Kpandi avait sur ses berges une plante recherchée ou dangereuse, du nom de caawʋ. Cette plante a donné son nom à la rivière. Avant son remplacement par le nom Kpandi, le nom de la rivière, Caawʋ, a servi au baptême du village des Kpandi et à celui du royaume des Mola, d’où le toponyme Tchawada pour le village kpandi et le toponyme Tchaoudjo pour le royaume mola.

Il s’agit, bien entendu d’une hypothèse. Si elle n’est pas la vérité historique, elle a des chances de s’en approcher, parce que soutenue par la rigueur d’une démarche scientifique. Etymologiste ou historien, le chercheur sera souvent amené à émettre de tels types d’hypothèse, les seuls à pouvoir combler les trous de mémoire qui parsèment la langue et l’histoire du peuple tem.