jeudi 24 décembre 2009

« Singulier », où te caches-tu ?


Tous les chiens mangent de la viande (1) : Chiens, nom commun d’animal, masculin, pluriel. Ton chien ne mange pas de viande (2) : Chien, nom commun d’animal, masculin, singulier ». Voilà un aspect de la grammaire que tout bon élève doit avoir retenu à la fin du cycle de l’école primaire.
La justification de « pluriel » de chiens se trouve dans le s final du mot ; où est la justification de « singulier » dans chien ? Puisque chien de (2) a la même orthographe que le mot chien tel qu’il figure dans le dictionnaire, peut-on en déduire que chien du dictionnaire est au singulier, lui qui représente non pas un chien particulier mais la notion de chien ?
Le bon élève doit aussi avoir retenu de l’école que « l’adjectif qualificatif s’accorde en genre et en nombre avec le nom auquel il se rapporte ». Il est vrai que le pluriel correspond à un certain nombre d’unités, deux au moins. Le singulier, lui, est censé représenté l’unité. Mais l’unité telle que la perçoit la langue et celle des mathématiques sont-elles mêmes ?
Ces deux interrogations exposent les trois points essentiels de la problématique du singulier : 1) puisque que à toute notion correspond une forme, quelle est la forme qui correspond au singulier ? 2) la représentation de l’unité par la langue est-elle assurée par un nombre ? 3) le singulier tel que l’enseigne la grammaire et tel que le postule le linguiste existe-t-il vraiment ?

« Singulier », où est ta forme ?
Toute notion à exprimer par la langue reçoit une forme, une expression physique. Un mot comme manguiers est composé de trois notions, ‘fruit d’un certain type’, ‘auteur’ et ‘nombreux’. La première a pour forme mang, la seconde a pour forme ier et la troisième a pour forme s. Si la grammaire prétend que le mot manguier est au singulier, cela suppose qu’il est, lui aussi, composé de trois notions : mang et ier qu’il a en commun avec manguiers et la troisième qui serait ‘unique’. Quelle est la forme de cette dernière ? La réponse du structuralisme est simple. Pour cette école linguistique tout, ou presque, est organisé en système. De plus, lorsqu’un système repose sur deux valeurs et ces valeurs sont contraires, l’économie commande que l’une des valeurs ait une substance nulle correspondant à l’absence de la substance de la valeur opposée. Dans ces conditions, l’absence de substance ou substance zéro est une forme. Pour le structuraliste la forme du singulier est l’absence de la substance 'pluriel'.
L’interprétation structuraliste pèche sur deux points, parfois contradictoires d'ailleurs : 1) puisqu'il n’y a pas de hiérarchie entre éléments d’un système et que les éléments s'impliquent mutuellement, l'on n’a pas pu concevoir l’un sans l’autre. Cette conception n’est pas conforme à la genèse du langage humain vue par les théories les plus sérieuses ni à l’évolution de la langue telle qu'elle s'offre à nos yeux; 2) dans le cas d’un système à deux éléments dont l’un est le contraire de l’autre, puisque l’élément à substance zéro a dû attendre que l’élément à substance positive s’installe avant, implicitement la théorie structualiste reconnaît une préséance, donc une hiérarchie. Peut-on admettre qu’il a fallu qu’il existe d’abord le pluriel avant que ne soit établi le singulier ? C’est le processus inverse qui est plus réaliste et, dans ce cas, parce qu’il y a préséance, il n’y a plus de système mais la dérivation.
La dérivation, elle, consiste à créer une notion, une expression nouvelles à partir d’une notion ou d’une expression qui existent déjà et qui se suffisent chacune à elles-mêmes. C’est le cas de mangue et manguier, l'arbre à partir du fruit (selon le besoin du désignateur et non l'inverse que commande la nature).
Dans la grammaire traditionnelle, celle de l’école, le singulier est censé caractériser un élément extrait d’une classe d’éléments semblables. Ainsi manguier de l’ouragan a déraciné le manguier du jardin (3) est singulier puisqu’il s’agit d’un arbre particulier et unique. Mais le bon élève du CM2 dirait que manguier de depuis il n’y a plus de manguier dans le village (4), est aussi singulier bien qu’il ne s’agisse pas d’un arbre particulier et unique, pour la simple raison qu’il n’a pas de s. La forme sans s de manguier à valeur générique de (4) prouve bien l’absence de s ne renvoie pas forcément à l’unité. Mais une question demeure, le manguier-générique n’a-t-il pas emprunté sa forme au manguier-particulier et unique ? Si c’était le cas on pourrait imaginer que quelle que soit la forme qu’on lui attribue, le singulier serait présent dans les deux types de manguier. Il faut donc chercher à savoir lequel du générique ou du spécifique a emprunté à l’autre.
La première attribution du nom manguier à un arbre a été faite sans que le désignateur ait eu besoin de courir le monde pour observer tous les manguiers du globe. Il a désigné un arbre, celui qui lui a donné le fruit succulent qu’est la mangue. Vu sous cet angle, c’est le générique qui aurait emprunté au spécifique. Mais ce point de vue est erroné. Il ignore un principe fondamental qui régit les désignations, la généricité. L’être, l’objet à désigner ne reçoit pas un nom propre, mais d’un nom contenant les propriétés (physiques et culturelles) qui permettent de le reconnaître. Ces propriétés qui ont une valeur descriptive (on voit le cas de ier ‘auteur’ de manguier) ouvre le nom à d’autres objets, ceux qui possèdent les propriétés qu’il renferme. Le nom est, dès lors, commun, donc générique. Le nom manguier qu’on croit propre à un arbre unique est, en fait un nom générique, représentant la classe de tous les manguiers du monde. Toute dénomination qui n’est pas délibérément spécifique (le nom propre) est, dès le départ, générique. C’est donc l’objet particulier et unique qui emprunte sa forme à la désignation générique. Il est donc inexact de parler de singulier pour manguier parce que cette notion y est inconnue.
Tout en gardant la même forme, manguier peut passer du générique au spécifique, notamment, à l’expression de l’unité. Ce passage est assuré par le contexte discursif. Dans (3) c’est le contexte du jardin qui indique le caractère spécifique de manguier. L’article « le » qui aurait pu jouer le rôle n’y est pour rien ici. Il peut exprimer le générique comme dans le manguier ne perd jamais toutes ses feuilles à la fois (5) ou le spécifique comme dans le manguier (en question) a été déraciné (6). Ce n’est donc pas dans la forme de manguier qu’il faut chercher le spécifique (dont l’expression de l’unité fait partie). Dans aujourd’hui j’ai abattu un manguier, demain j’en abattrai deux (7), manguier renvoie à l’unité non pas grâce à sa forme (absence de s) mais grâce à un, donc au contexte. Qu’il renvoie à manguier-particulier et unique ou à manguier-générique, manguier ne contient aucune notion qui puisse être identifiée de singulier.

Confusion entre le UN linguistique et le UN mathématique
Les mathématiques ont développé un langage spécialisé dont celui des nombres. Pour elles, UN est un nombre comme les autres. Il a une valeur numérique tout comme DEUX ou ZERO. A-t-il la même valeur numérique dans le langage ordinaire ? Deux faits de langue qui concernent, l’un le sens du mot nombre, l’autre le statut morphologique de UN, font pencher la balance vers le non.
Le mot nombre renvoie, dans le langage ordinaire, à une quantité importante d’objets discrets. L’expression ‘nombre de’ équivaut à ‘plusieurs’ dans, par exemple, nombre de manguiers sont attaqués par un insecte (8). Par ailleurs, du mot nombre dérive l’adjectif nombreux, lequel adjectif renvoie toujours à une quantité importante d’objets discrets : nombreux sont les manguiers qui sont attaqués par un insecte (9). Ainsi qu’on le voit, dans le langage de tous les jours, le mot nombre ne renvoie pas à UN et UN n’est pas un nombre.
Le nom donné à un nombre mathématique est généralement invariable. On dit deux aussi bien pour filles que pour garçons. Si dans une langue à genres comme le tem, les noms des nombres deux à cinq s’accordent en genre, c’est parce qu’ils font référence aux doigts de la main (pour deux, trois et quatre) et à la main elle-même (pour cinq). En revanche, dans bien des cas, UN s’accorde en genre et même en nombre dans les langues à genres ; alors qu’on dit deux mangues et deux manguiers, on dit une mangue mais un manguier ; on dira les unes et les autres pour les mangues et, pour les manguiers, les uns et les autres. Un/une, uns/unes sont des formes d’accord en genre et en nombre. Par sa position par rapport au substantif qu’il détermine, mais surtout par sa sensibilité au genre et au nombre de celui-ci, UN français est à classer parmi les déterminants non-numéraux tels que les démonstratifs, les définis et les indéfinis. Mais certaines langues vont plus loin en faisant de UN un déterminant qualificatif. C’est le cas du tem.
Dans cette langue Niger-Congo qui a cinq genres dont quatre ont une forme de pluriel, tous les déterminants de type adjectifs se placent à droite du nom déterminé. Les adjectifs se subdivisent en trois sous-classes selon leur mode de construction : sous-classe 1 : {Accord+Radical}, sous-classe 2 : {Dérivatif+Accord+Radical} et sous-classe 3 : {Dérivatif+Radical+Accord}. La sous-classe 1 est celle du démonstratif et du défini : yika ka-naɁ ‘cette calebasse-ci, yika kɛ-lɛɁ ‘cette calebasse-là’, yika ka-mɁ ‘la calebasse en question’. La sous-classe 2 est celle des numéraux et de l’indéfini : yisi na-sɩ-lɛɁ ‘deux calebasses’, yisi na-sɩ-rɩɁ ‘certaines calebasses’. Enfin la sous-classe 3 est des adjectifs qualificatifs : yika ku-muwu-ka ‘petite calebasse’, yisi ku-muyi-si ‘petites calebasses’, yika kɩ-kpɛd-ɔɔ ‘calebasse noire’, yisi kɩ-kpɛd-asɩ ‘calebasses noires’. Deux différences distinguent les sous-classes 2 et 3. D’une part le dérivatif : il est na pour la 2 tandis qu’il est pour la 3 ; d’autre part, la marque d’accord en genre et en nombre : elle précède le radical en 2 alors qu’elle le suit en 3. Ces deux différences tracent une frontière nette entre le numéral et le qualificatif. Où se situe UN parmi les trois sous-classes ? dans la sous-classe 3 : yika kʋ-ɖʋm-ɔɔ ‘une calebasse’. L’adjectif /kʋɖʋm/ ‘un’ est donc un adjectif qualificatif au même titre que /kɩkpɛd/ ‘noir’, /kʋfʋlʋm/ ‘blanc’.
En tem, l’objet en situation unitaire n’est pas perçu par la langue comme un objet à compter, mais à qualifier. L’origine du radical ɖʋm de kʋɖʋm dit même que l’objet est décrit. En effet, la racine du radical, ɖʋ vient de ɖaa commencer. Jusqu’à quatre, la numération est fondée sur le comptage des doigts de la main. Le doigt par lequel on commence l’énumération est dit kaaɖɛɁ, mot composé du radical ɖɛ qui est précédé de ka, affixe de genre de niika ‘doigt’. Le radical adjectival et l’infinitif ɖaa ont la même racine. C’est pourquoi c’est l’infinitif qui est utilisé pour créer l’expression kaɖaanga (ka-ɖaa-n-ka) ‘premier’ (parlant de niika ou de yika) ou l’expression kaɖaa kaɖaa ‘au début, au commencement’ avec le même affixe ka capturé de niika. KaaɖɛɁ ne fait donc que décrire le doigt par lequel l’on commence l’énumération. Quant au ɖʋm de l’adjectif qui qualifie l’objet unitaire, il ne fait que décrire l’état d’isolement ou de similitude de cet objet. C’est l’idée que rend le pluriel yisi kʋ-ɖʋm-sɩ ‘les mêmes/seules calebasses’.
A ce stade, j’espère avoir suffisamment éveillél’attention du lecteur sur la vision erronée que la grammaire classique puis la linguistique générale colportent depuis des millénaires sur le soi-disant singulier des noms. Je n’ai pas entrepris cette réflexion seulement pour satisfaire une curiosité de scientifique. L’hypothèse d’un singulier opposé à un pluriel a cru trouver sa preuve la plus palpable dans les affixes des langues à genres Niger-Congo. Ce faisant, elle y a induit un monstre linguistique : alors qu’on cherche ailleurs en vain la forme du singulier, les langues africaines, elles, seraient en mesure d’en fournir, même en série.
Je rappelle qu’une langue à genres est une langue qui répartit son lexique de noms en groupes à partir de propriétés jugées frappantes par ses locuteurs. Il peut ainsi y avoir des noms regroupés autour de la propriété « sexe femelle », d’autres autour des propriétés « animé » ou « humain », etc. La propriété regroupante reçoit un nom qui devient un affixe pour chaque nom du groupe. Pour être une langue à genres il faut au moins deux groupes de noms, donc plus d’une propriété. Le français par exemple a deux genres dont les propriétés sont le « masculin » et le « féminin » ; le latin en a trois dont les propriétés respectives sont le « masculin », le « féminin » et le « neutre » ; le tem en a cinq, avec comme propriétés l’« humain », le « non-comptable », le « dérivé », le « petit » et le « neutre ». Soit x la propriété regroupante et soit x1, x3, x4 et x5 les propriétés respectives « humain », « dérivé », « petit » et « neutre » des genres du tem. Ces propriétés étant celles des genres comptables comment se construit la forme de pluriel à partir {Radical+x} ? Il y a deux possibilités : la première consiste à procurer à chaque nom comptable {Radical+x}, quel que soit son genre, un marqueur unique de pluriel, appelons-le y ; ainsi, {Radical+x} aurait pour pluriel {Radical+x+y} ; en d’autres termes, pour le tem, on aurait respectivement, {Radical+x1+y}, {Radical+x3+y}, {Radical+x4+y} et {Radical+x5+y} ; la seconde possibilité consiste à procurer à chaque genre un marqueur spécifique de pluriel ; ainsi le marqueur de pluriel serait y1 pour le genre à propriété x1, y3 pour le genre à propriété x3, ainsi de suite ; Mais ce marqueur y n’est pas additionnel, il est substitutif. Il prend la place de x ; ainsi, les formes de pluriel qui en résulteraient seraient, pour le tem, {Radical+y1}, {Radical+y3}, {Radical+y4} et {Radical+y5} pour, respectivement {Radical+x1}, {Radical+x3}, {Radical+x4} et {Radical+x5}. Les deux possibilités sont exploitées par les langues indoeuropéennes à genres : la première, l’additionnelle, par l’espagnol entre autres, la seconde, la substitutive, par le latin entre autres. Le tem, à l'instar du latin, a choisi la deuxième possibilité, aussi peut-on désigner les quatre genres comptables par les formules suivantes {x1 (y1)} pour « humain », {x3 (y3)} pour « dérivé », {x4 (y4)} pour « petit », {x5 (y5)} pour « neutre », formules où x représente le genre et, mis entre parenthèses, son marqueur de pluriel. Le procédé est le même pour les autres langues à genres Niger-Congo, la différence se situant sur la préfixation des marqueurs pour les unes et leur suffixation pour les autres.
Pour des raisons qui leur sont propres, les premiers descripteurs des langues à genres Niger-Congo ont vu dans les x et y de simples affixes classificateurs et ont baptisé ces langues des « langues à classes ». La génération de descripteurs qui a suivi s’étant rendu compte que le fonctionnement des « classes » avec leurs schèmes d’accord avaient quelque chose qui les rapprochait des langues à genres sexuels, a adopté le terme de genre, sans abandonner pour autant la notion de « classe ». Elle a estimé que les affixes x étaient des marques de singulier et les y les marques de pluriel. Comme les couples x/y appartiennent aux mêmes radicaux, le groupe x/y méritait d’être appelé « genre », mais il s’agissait d’un genre qui ne repose que sur un couple d’affixes, affixes qui, selon la génération, n’avait d’autre valeur que la valeur de nombre. Les acteurs de cette génération prenaient ainsi le risque de reposer la différence entre les genres x/y sur la seule forme des affixes prenant ainsi la lourde responsabilité de créer un problème insoluble, à savoir qu’une langue (peut-être parce qu’elle serait africaine) pouvait avoir besoin de beaucoup de marqueurs pour la seule valeur d’un singulier pour lequel, ailleurs l'on recourt à des contorsions théoriques pour lui trouver une forme. Rejetant l’argument jugé fallacieux de non-homogénéité sémantique des « classes » soutenu par la deuxième génération pour refuser une sémantisation de son « genre », une troisième génération, dont j’avoue avoir appartenu un moment, a décidé de donner une base sémantique au genre africain en se fondant sur le lexique et la dérivation, sans rejeter pour autant la notion erronée de « classe » parce que, elle aussi croyait que les affixes x et y n’étaient rien d’autre que de simples marqueurs de nombre.
La vérité est que l’affixe x n’a qu’un rôle, celui de représenter la propriété commune à un groupe de noms, que l’affixe y, quant à lui, en a deux, celui d’indiquer que le nom est au pluriel et celui d’indiquer le genre auquel ce nom appartient. S’il s’agit de noms regroupés autour de la propriété « humain », x1 par lequel cette propriété est extériorisée, n’a d’autre valeur à exprimer que « humain », sans aucune référence au « singulier ». En se substituant à l’affixe x1, l’affixe y1 indique le pluriel et, grâce à sa forme spécifique au groupe, le genre tel que l’aurait exprimé x1 si la marque de pluriel était concaténée (première possibilité, celle de l’espagnol, envisagée plus haut). Dans les langues Niger-Congo il y a donc des genres, et non « classes » et, surtout, il y a des affixes de genre (les x) mais non de singulier. L’affixe x dans lequel l’on a cru découvrir enfin la matérialisation formelle du singulier est celui-là qui infirme l’existence de ce singulier. L’on voit bien par les résultats obtenus et qui font avancer la linguistique générale que revendiquer le terme de genre pour les langues Niger-Congo aux dépens du concept de « classe » n’a rien de chauvin mais, bien au contraire, vise à libérer l’esprit scientifique de préjugés qui empêchent ses ailes de se déployer en toute liberté. Grâce à cette libération, le singulier vient de trouver sa tombe dans l’affixe africain qu’il prenait pour de l’humus.